Beaucoup d'encre a coulé au cours des dernières années autour de ce que certains observateurs présentèrent comme la preuve la plus palpable de l'incapacité des régimes politiques néo-coloniaux à gouverner au profit de l'intérêt général et du progrès : l'incroyable dégradation physique de la ville de Douala. Le fallacieux argument de la responsabilité des barricades populaires des villes mortes des débuts de la décennie 1990 ayant perdu toute efficacité politique avec le temps, nous pouvons aujourd'hui, en toute sérénité, relever la dégradation des rues et boulevards qui, par manque d'entretien, prirent selon la saison les allures de cratères de poussière ou de lacs de boue ; le spectacle nauséabond de monticules d'ordures ménagères insuffisamment ou irrégulièrement collectées, l'omniprésence de baraquements spontanés côtoyant majestueusement en plein centre-ville un parc immobilier vieillissant, insalubre et inutilement confisqué par un comm erce de quincaillerie des plus rudimentaires.
Pour les sexagénaires qui gardent les souvenirs de leur jeunesse, les souvenirs d'une ville (africaine) aux grandes avenues éclairées, aux petits magasins des produits de luxe, aux places publiques fleuries et dotées de jets d'eau, la ville de Douala d'hier est tout simplement sinistrée. Douala est vraiment à plaindre, et vivement que les travaux de réhabilitation suggérés par nos maîtres et usuriers de la finance internationale, prennent réellement forme et aillent à leur fin en cet an de grâce 2006 !
Fermeture et assèchement du Wouri
Mais bien que cette dégradation aura entre-temps eu des conséquences graves sur la qualité de l'environnement dans lequel évoluent au quotidien plus de trois millions d'âmes camerounaises - en témoignent la hausse constante de la mortalité d'origine paludéenne, la fréquence et la vitesse élevées des développements des épidémies de choléra - nous nous garderons dans le présent propos de creuser davantage sur des aspects connus et largement décriés. Cela nous permet alors de mettre le doigt sur un autre problème certes moins populaire, mais sûrement aussi dangereux à moyen terme : la fermeture et l'assèchement progressifs du lit du fleuve Wouri aux abords de Douala et les conséquences sur la vie de l'ensemble des populations riveraines de ce grand cours d'eau du Cameroun.
Pour avoir une idée du drame qui s'installe progressivement, il suffit de mobiliser son regard sur sa droite lors d'une traversée par le célèbre Pont sur le Wouri, en direction de l'importante agglomération attenante de Bonabéri. Tout au long de la première moitié de la traversée, on s'apercevra alors qu'en moins de quatre décennies, les profondes eaux qui terrorisaient jadis l'ancien peuple occupant de traditionnels pêcheurs Douala ont disparu pour céder la place à de grandes étendues de terres dominées par les eucalyptus et les roseaux. Pour rejoindre l'estuaire et l'Océan Atlantique, il ne reste donc plus aux maigres eaux du mythique Wouri qu'un étroit couloir de deux ou trois centaines de mètres de largeur. Encore que, ici et là, émergent déjà de nouveaux petits territoires couverts de touffes de la très mauvaise et envahissante fleur aquatique qui se développe à vue d'oeil et dans l'indifférence des responsables des services d'entretien de la ville.
A ce tableau ajoutons les informations qui laissent entendre que tout au long du fleuve et jusque dans sa zone du Nkam, le même phénomène s'installe. Avec pour conséquence que durant la longue période de la saison sèche, la navigation fluviale par pirogue traditionnelle ou motorisée devient excessivement dangereuse, à cause de la fréquence élevée d'obstacles de terre émergente à éviter.
Indifférence des autorités et des populations
Restons à Douala pour dire que pour le visiteur régulier de la ville, la grande surprise sera souvent l'absence de la moindre trace d'inquiétude des populations locales en relation avec ce phénomène de rétrécissement du lit du Wouri à l'approche de l'estuaire. Et plus grave, le phénomène se développe dans une totale indifférence des autorités politiques locales ou nationales. Même les partis politiques d'étiquette écologique prompts à revendiquer et à récolter les financements publics des campagnes électorales ne trouvent curieusement rien à dire sur ce phénomène. Pas plus que leurs dirigeants n'expliqueront d'ailleurs leur silence devant la forte détérioration des odeurs et couleurs des maigres eaux dorénavant transformées en poubelles d'évacuation des déchets toxiques et polluants de la zone industrielle de Bonabéri. Pour nous, cette triste évolution fait de Douala et de son mythique Wouri, un espace géographique où, à l'exception des moust iques et autres vecteurs des maladies, toute vie biologique risque de devenir intenable dans les années à venir. Comment en est-on arrivé là et n'y aurait-il donc aucun moyen de stopper ou de contenir cette évolution ?
Sans prétentions de quelque compétence de géographe ou d'hydrologue, nous rappelons qu'il est très généralement admis que l'assèchement local d'un plan d'eau a pour cause principale le bilan négatif des échanges d'eau Terre-Atmosphère à travers les mouvements des vents et de la chaleur. Mais il est aussi connu que lorsqu'elles ne sont accompagnées d'aucune précaution, l'implantation d'objets ou d'ouvrages d'art (barrages de retenue ou de prélèvement des eaux, ponts, etc.) ou même la présence de trop fortes activités industrielles à l'intérieur ou à la lisière des sites d'eau peuvent dans la durée détruire les équilibres naturels et provoquer des mutations écologiques souvent inattendues.
Plus concrètement et s'agissant de l'assèchement du lit du fleuve Wouri, nous disons qu'à côté des perturbations des régimes des pluies observées au cours des dernières décennies dans plusieurs régions d'Afrique, perturbations climatiques contre lesquelles l'intelligence humaine reste inopérante, nous identifions deux autres facteurs corrélés et déterminants: la première moitié du pont faite de terre-plein a progressivement constitué un barrage qui aura au fil du temps profondément modifié les caractéristiques hydrodynamiques de l'écoulement des eaux du Wouri vers l'Atlantique ; la baisse consécutive de la vitesse d'écoulement des eaux a continuellement favorisé la sédimentation des substances transportées et surtout , l'ensablement progressif et généralisé de l'ensemble du lit du fleuve.
Le pont sur le Wouri en cause
Ce diagnostic nous amène alors à interroger la qualité des études préparatoires à la conception du Pont sur le Wouri. A ce propos, rappelons que ce pont inauguré en 1954 avait été construit par la très respectable Entreprise Batignolles, sous la maîtrise d'ouvrage des services techniques du gouvernement français et de l'administration coloniale locale. Force est donc de constater que la conception de l'ouvrage n'avait guère été des plus regardantes quant aux aspects environnementaux ou écologiques. Mais, disons tout de suite que ce rappel n'a nullement pour objet l'ouverture d'une quelconque polémique autour de la qualité des réalisations coloniales en terre Outre-Mer. D'ailleurs, nous pensons que les lacunes des études préparatoires s'expliqueraient aisément par le peu d'attention que les concepteurs, essentiellement des ingénieurs, accordaient alors à l'époque aux considérations écologiques. En effet, en l'absence d'un véritable discours écolo-m ilitant qui n'apparaîtra que dans les années 1970, la plupart des réalisations d'envergure se faisaient alors dans la grande euphorie du très triomphant culte des prouesses techniques et de la nécessaire domination de la nature par l'homme. Et à l'instar de plusieurs réalisations techniques dans le monde, l'avenir du fleuve Wouri ne pouvait donc guère peser lourd à côté des attentes économiques d'une liaison fixe Douala-Bonabéri !
Mais aujourd'hui, après plus d'un demi siècle de loyaux et inestimables services rendus à l'économie camerounaise par le Pont sur le Wouri, nous notons que les problèmes de la traversée du fleuve reviennent au-devant de la scène. Et cette fois avec l'acuité que lui confèrent la pression démographique et avec, l'énorme demande en infrastructures de liaison ou de transports entre Douala et sa ville satellite Bonabéri. Nous pensons que nous devons réagir en exploitant le capital d'idées et expériences accumulé depuis lors quant à l'importance de la préservation des équilibres de la nature face aux impératifs de développement économique. Des débats qui ont cours actuellement, nous pourrions retenir que s'il est indéniable qu'un deuxième pont de désengorgement du trafic devrait à très court terme voir le jour entre les principales rives du Wouri via l'Ile Jébalè, il nous paraît tout aussi urgent et important de corriger les erreurs techniques qui acc ompagnèrent jadis le design du premier pont et avec, les graves atteintes écologiques énumérées plus haut.
Aussi, nous proposons que dans le cadre des nouvelles capacités et perspectives d'investissements de la fin du programme Ppte, que la Communauté urbaine de Douala et/ou l'Etat camerounais engagent des travaux de remplacement de la partie terre-plein du pont par des traverses suspendues en béton. De telles structures libèreront l'écoulement des eaux du Wouri vers l'estuaire et l'océan Atlantique. Naturellement, ce programme irait de pair avec de grandes opérations de dragage ou d'évacuation des terres qui ont entre temps dangereusement surgi ici et là sur le chemin du fleuve Wouri vers l'Atlantique. Aux technocrates qui ne s'intéresseraient qu'au coût et à la rentabilité immédiate d'un tel programme, nous répondrons que de même que les sensations de confort que procure l'intérieur d'une 4x4 VX, la sécurité d'un écosystème de vie collective a aussi un coût. Elle a un coût que doivent apprendre à supporter les peuples intelligents, ambitieux et ayant foi en l'avenir de leur Pays.
Jongwanè Dipoko est un Physicien retraité de l'Université de Yaoundé I. BP 8454 Yaoundé, Tél. 223 71 94
Source : Le Messager
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