Le Cameroun colonial : une foire à main d'oeuvre
Interview de Gaëlle Le Roy et Valérie Osouf sur le documentaire « Cameroun,
Autopsie d’une Indépendance »Réponse de Valérie Osouf :
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce documentaire?Pourquoi le Cameroun en
particulier plutôt qu’un desnombreux autres cas en Afrique?
Avant de démarrer ce projet, Gaëlle et moi avons travaillé sur nombresujets
portant sur l’Histoire coloniale française, tous refusés. L’essencehistorique
d’un certain racisme français est l’une de nospréoccupations fondamentales et
communes. En novembre 2005, lorsdu projet de loi sur « les aspects positifs de
la présence françaiseoutremer et notamment en Algérie », nous avons passé la
journée àl’Assemblée nationale, écoutant et décryptant les arguments des unset
des autres. Gaëlle ayant vécu au Cameroun pendant sonadolescence, quelques
réminiscences de ce passé occulté de larépression subie au Cameroun lui sont
remontés à la surface et ellem’a alors proposé de travailler ensemble sur le
sujet. S’ensuivent desmois et des mois de recherches…Le choix du Cameroun comme
terrain de cette répression a donc unetriple origine, les bribes de mémoire
personnelle de Gaëlle, l’ampleurde la répression et, surtout, la profondeur du
silence qui étouffe ce panparticulièrement tragique de notre Histoire.
Quand avez-vous commencé votre enquête, sur le terrain?
Nous avons commencé par lire tous les ouvrages portant sur l’UPC, etsa
répression politique et militaire, ainsi que d’autres travauxhistoriques plus
généraux. Nous avons également été frappées par « letrou d’histoire » qui
persiste dans tous les manuels scolaires français :hormis la conquête et la
décolonisation (présentée comme pacifique àl’exception indéniable de l’Algérie
et parfois l’insurrection malgache de1947), rien ne traite de la présence
française outremer. 150 ansd’Histoire sont passés à la trappe.Puis nous avons
progressivement rencontré des acteurs (Upécistes,coloniaux et Ahidjistes) et des
historiens (en commençant bien sûr parAchille Mbembe, mais aussi Pascal
Blanchard). Ensuite s’entame lelong périple de la quête d’archives, dont nous ne
soupçonnions pasl’extrême difficulté en commençant ce travail. Ce n’est qu’après
un anet demi de ce travail que nous nous sommes rendues au Cameroun,pour deux
mois de tournage.
Comment avez-vous procédé pour mener l’enquête engénéral, en
particulier au niveau des témoins que l’onpeut entendre au cours du
documentaire?
D’abord, il nous a fallu construire notre propre chronologie exhaustivedes
faits, non seulement sur le plan politique, juridique et militaire,mais aussi
international . Puis des fiches de tous les gouverneurs,Haut-commissaires,
s de l’outremer, de la coopération, desaffaires étrangères, préfets,
etc. Ainsi, la toile s’est-elleprogressivement tissée.D’autre part, par bouche à
oreille, refus après refus, nous avons tentéd’entrer en contact avec les rares
protagonistes survivants. Denombreuses portes sont restées fermées : par
exemple, jusqu’au bout,aucun ex militaire français n’a accepté de nous accorder
un entretien, idem pour les anciens du Sdece (actuelle DGSE).
Pouvez-vous nous dire quelles sont les sources de vosimages et autre contenu
d’archive?
Étant donné qu’aucune trace ne persiste ou n’est accessible –l’exemple le
plus criant étant l’absence d’archives des nombreuxdébats et interventions aux
Nations-Unie, nous avons eu recours àdes archives
personnelles pour ce qui concerne l’UPC. Le cruel manqued’iconographie
concernant Ruben Um Nyobé fût un grand écueil pournous. Comment reconstruire
cinématographiquement la mémoire dece grand leader sans image ?Les autres
sources sont principalement le service Historique desarmées, des fonds religieux,
catholiques et protestants, la presse et undocument (celui sur les regroupements
en 1962) obtenu sousdérogation au fonds Foccart.Enfin, l’imagerie officielle est
largement présente dans les fondsclassiques, tels Pathé Gaumont, par exemple.
Avez-vous rencontré des difficultés, tant aux niveaux administratif que
logistique durant la poursuite de votre enquête?
En fait, en France en tout cas, on ne vous dit jamais « non ». C’estplutôt «
les dossiers ont été amiantés, un feuillet comporte un nompropre donc est
inaccessible », etc. Donc des difficultés, certes, maisaucune impasse formulée
comme telle.
"J'ai confiance en la nouvelle génération camerounaise d'Universitaires"
Avez-vous rencontré de la réticence de la part de personnes interrogées
ou à interroger?
On ne fait pas ce genre de film sans établir un rapport de confiance
en amont.Ceci étant dit, il est vrai qu’hormis le Général Semengue et
l’ancien ministre Marcel Yondo, aucun
collaborateur d'Amadou Ahidjo n’a accepté de nous
accorder un entretien. De même, aucun militaire français sur le terrain au moment
des opérations lourdes (56-64).Quelques politiques et « experts » se sont
également dérobés, mais leurs motifs peuvent être divers et je me garderai bien
d’interpréter leur réaction à la hâte.
Le contenu est assez
dur pour les yeux et les oreilles car il décrit une
réalité autant triste que révoltante. A quel moment avez-vous été le plus
choquées lors du montage de votre dossier?
Plusieurs fois. Par exemple lorsque j’ai pris la mesure de l’audien cemassive de
l’UPC au moment de son interdiction et donc du rapt qui aété opéré en mai 1955.
Si Achille Mbembe n’avait pas fait publier les écrits du Mpodol, qui sait quelle
trace aurait résisté au temps, hors des mémoires individuelles ? D’autre part, je
continue à être heurtée face à la position d’une frangede la sphère
intellectuelle et politique française qui considère le dénid’Histoire comme une
position tenable face à ce qu’ils osent nommer « repentance ». Et puis n’oublions
pas que la guerre froide a permis de justifier nombre atrocités avec des
arguments de marchands d’armesdu style « Si ce n’était pas nous, alors ça aurait
été les Soviétiques ».Encore aujourd’hui, n’entend-on pas, à propos de la
main mise économique française (dans certains secteurs) sur le continent africain«
Si on part ça sera les Chinois » ?
De toutes les entrevues passées au cours dudocumentaire, laquelle vous a le
plus marqué?
Pourquoi?Plusieurs : Bernard Kamto, Matthieu Njassep, Flaubert
Nganya, notamment. Ces hommes ont
payé (dans les camps de torture et les prisons) et
continuent à payer (ils vivent dans des conditionsmatérielles déplorables) pour
leur intégrité… Ailleurs, ou plutôt sous una utre régime, ils seraient peut-être
traités en héros. Tous les résistants qui nous ont accordé leur confiance m’ont
bouleversée. Jepense aussi à Moukoko Priso, Abel Eyinga, Woungly Massaga.
Mais également à des acteurs qui ne sont pas dans notre montage final tels les
avocats français anticolonialistes alors membres du parti communiste : Pierre
Kaldor, Pierre Braun. Ces résistants de 40-45 ontété fidèles à eux-mêmes : ils
n’ont pas changé de paire de lunettes sitôt la Méditerranée franchie, eux…
(Contrairement à Pierre Messmer,le héros de Bir Hakeim)
Avez-vous conscience
que l’information que vous rapportez dans ce documentaire n’est pas connue de
la majorité des jeunes camerounais, pour la simple raison qu’elle n’est pas
enseignée en détail à l’écolecamerounaise, sachant que plus de 56% de la
populationa moins de 20 ans?
Oui. Mais j’ai confiance en la nouvelle génération
d’Universitaires quenous avons eu la chance de
rencontrer au Cameroun, mais aussid’Universitaires
camerounais qui vivent à l’étranger. En France commeau Cameroun,
l’historiographie officielle est caricaturale et biaisée.Avec les nouvelles
technologies, je suis sûre que nos cadets, s’ils croisent ne serait-ce qu’un
interlocuteur concerné, seront mieux informés que leurs aînés.
"Les Gouvernements n'ont pas respecté les règles qu'ils ont créées"
Concernant le gouvernement français, avez-vousrencontré des difficultés
particulières dans la recherche et l’obtention d’informations? Pour quel élément
enparticulier?
Nous avons eu accès à une
somme importante d’archives. L’armée de l’air par exemple, nous a laissé consulter tout ce qui
étant au centre.Au service terre, la moitié des cartons environ était encore
classée. Àla marine, c’est encore bien plus compliqué. Et à la
gendarmerie, nos 60 demandes de dérogations ont toutes
été déboutées. Car, plus prèsdu terrain, les gendarmes dans leurs procès-verbaux
citaient desindividus. La question demeure : comment se fait-il qu’après deux
ansde recherches nous n’ayons pu voir une image de lutte armée, -photoou film-
?. N’existent elles pas ? Ont-elles été détruites ? Sont-ellesclassées ? Où ?
À votre avis, l’opinion publique Française sera-t-elle émue, scandalisée ou
indifférente à votre oeuvre?
Tout dépend de la position de chacun. Le pire étant l’indifférence, bien sûr.
Quel est votre avis personnel sur le mandat de la Franceau Cameroun comme
ailleurs, à l’époque coloniale?
Mon avis personnel, comme vous dites, importe peu. Ce qu’il estimportant de
souligner, c’est le silence assourdissant de la communauté internationale de
l’époque sur les mandats togolais et camerounais qu’elle avait confiés à la
France et à la Grande-Bretagne après la première guerre mondiale, suite à la
défaite de l’Allemagne. Qu’ont donc fait les missions de contrôle ? Qui a vraiment
écouté Um Nyobé à New York ? Qui a pris connaissance des pétitions signées par
des dizaines de milliers de Camerounais ? Et cette question (des instances
internationales) résonne malheureusement encore fortement jusqu’à aujourd’hui.
Pour un Mugabe, combien de despotes à l’abri ?
Le Cameroun est communément reconnu, tant sur placeque partout ailleurs
comme ayant été une "COLONIE Française". Pourtant, comme on le voit clairement
dansvotre documentaire, les textes stipulent que le Camerounest plutôt sous
tutelle Française, sur mandat de la SDN à l’époque. Que pensez-vous de cette
manipulation de langage? Qui selon vous en est responsable?
Cette manipulation du
langage est tristement révélatrice du pouvoir de l’époque. Qui est responsable ?
Les gouvernements qui ne respectent pas les règles des instances qu’ils ont
pourtant eux-mêmes créées.
Selon un article paru dans Le Monde, en ligne, le 26 juindernier, il y a un
ras-le-bol de la France très palpable enAfrique, et ce même au niveau des
nouvelles générations. Que pensez-vous de ce constat?
(Lien
:http://www.lemonde.fr/afrique/article/2008/04/26/l-imagetres-degradee-de-la-france-en-afrique_1038797_3212.html)
Aussi
longtemps que nous ne pourrons pas croiser nos versions respectives de notre
histoire commune, le déni sera le ferment du ressentiment. Cette Histoire doit
remonter jusqu’au propos de nos Autorités, dans le cadre de la politique
étrangère comme de la politique intérieure (je pense par exemple à la proportion
importantede la population française originaire des anciennes colonies, et même
aux émeutes de novembre 2005). Or, il me semble que le7e discours de Dakar du
Président Sarkozy va précisément dans la direction inverse. J’ai lu cet article :
apparemment, la France veut redorer son image poussiéreuse sur le continent
africain, mais avec quel degré desincérité et de remise en question ? Je conçois
fort aisément qu’un jeune Africain, même s’il est francophone, préfère partir
étudier aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Canada ou au Japon.
"J'espère qu'Um Nyobé sera au panthéon des libérateurs"
Concernant les leaders de l’UPC, en particulier Um Nyobe,parleriez vous
d’héroïsme ou de manque de réalisme,autrement dit, pensez vous que donner sa vie
pour la liberté soit utile en fin de compte?
La réalité du joug colonial dans le
Cameroun de l’époque d’Um Nyobé était telle qu’il était inenvisageable pour lui
de ne pas résister. Voilà ce que je peux répondre. Par ailleurs, Um était un
légaliste fervent, un humaniste au sens fort du terme, et un pacifiste. Mais
comme c’était un homme d’un courage et d’une intégrité extrêmes, il n’a pas fui.
Voyez-vous dans ce cas des similarités avec d’autres cashistoriques, en
Afrique ou ailleurs dans le monde?
Les autres cas connus ont à un moment ou l’autre été vainqueurs.Donc oui, je
pense à d’autres mais contrairement à Um Nyobé, ils sontconnus. Gandhi par
exemple, dès son retour d’Afrique du Sud.
Que pensez vous du silence général sur le génocide Bamiléké avec usage
d’armes de destructions massives,dont du napalm, l’empoisonnement de Felix
Moumié, laprofanation de sa tombe 20 ans plus tard, l’acquittement de l’agent
William Bechtel qui a revendiqué ce meurtre, la mort de plus de 300 000 personnes
après la dite indépendance, la conspiration en toute impunité pourl’assassinat de
Oum Nyobé, Ernest Ouandjié, et biend’autres, que ce soit au niveau des autorités
Françaises, Camerounaises, ou internationales (Union Africaine, ONU,etc.)?
J’espère que notre film répond à votre question.
Comme le dit l’adage, "rendez à César ce qui est à César".L’UPC, Union des
Peuples Camerounais, était un exemple d’unité nationale, car ses dirigeants
étaient issu d’ethnies à travers le territoire (Bamoun, Bassa’a, Bamiléké,
etc).C’est une belle image dans le contexte actuel de guerre sinterethniques dans
plusieurs régions d’Afrique. Selon vous, leur oeuvre a-t-elle été suffisamment
reconnue, et honorée tant au plan national qu’international?
Absolument pas. J’espère que Ruben Um Nyobè trouvera bientôt saplace au panthéon
des libérateurs, avec Lumumba, Kenyatta, Nkrumah, Nyerere..Mais ceux-ci ont
remporté leur victoire, bénéficiéde réels soutiens internationaux et sont
devenus chefs d’État, alorsc’est tout de même très différent.Et puis, vous
employez le terme « ethnique », mais n’oublions pas quede nombreux conflits dits
« ethniques » en Afrique sont commeailleurs, économiques, sociaux et politiques.
Le conflit du delta auNigéria, par exemple, est-il « ethnique » ou pétrolier
?
Dans quelle direction pensez-vous qu’ont évolué etqu’évolueront les
relations Franco-Camerounaises? D’État à État ?
TTout dépend des régimes en place,
notamment du régime camerounais car on ne peut pas dire que la France n’ait pas
été constante en matière de politique africaine, que les gouvernementsaient été
gaullistes ou socialistes ! J’espère simplement que le jeu dela concurrence
économique, maintenant que d’autres pays entrentdans la danse (Chine, Malaisie,
USA, par exemple mais aussi demain l’Inde ou le Brésil) va permettre aux
Camerounais de mieux tirer profit de leurs grandes richesses naturelles.
C’est connu, réaliser un tel documentaire comporte assurément des risques
épineux. Chère Gaëlle, ChèreValérie, avez-vous eu des problèmes
(intimidations,menaces, etc.) après la sortie de votre documentaire, qui est une
véritable autopsie?
Non, d’aucune sorte.
L’Assassinat de Félix Moumié, réalisé par Frank Garbely,est un documentaire
qui relate les faits de cette conspiration. L’avez-vous regardé? Qu’en
pensez-vous?
Nous sommes du même côté. Donc je soutiens par principe tout travail consistant à
exhumer ce combat rayé de l’Histoire. Il n’y a qu’en sortant du déni que les Uns
et les Autres pourront enfin se regarder sans baisser la tête.
Au vu de la teneur du film, il apparaît que vous avez encore de nombreux
faits à nous dévoiler, on peut donc pressentir une suite. Prévoyez-vous de nous
en dire plus?
Pourriez-vous nous donner le goût du contenu et despoints principaux que vous
couvrirez?
Je sais qu’une équipe de 9 jeunes chercheurs camerounais et
français travaille à un projet de film (et à un livre) sur le même sujet et
j’en suis ravie. Nous nous sommes déjà rencontrés deux fois et je leur donne les
informations en ma possession pour qu’ils poussent plus loin, ou explorent des
pans que nous n’avons pas pu aborder. Avant nous, Franck Garbely avait fait un
film sur l’assassinat de Moumié. Etje ne doute pas que d’autres réalisateurs
travaillent sur l’UPC, que ce soit sous la forme documentaire ou en fiction.
On ne peut pas en faire une tornade dans un verre d’eau, parce que quelques
nègres ont été massacrés…C’est quand même quelque chose qui pousse à réfléchir
sur le sens de ce qu’on appelle la mission civilisatrice, l’amour de la
démocratie, la liberté, les droits de l’homme etc.C’est les droits de quels
hommes en fait?(- Moukoko Priso, professeur d’université. -) Jusqu’à quel point l’action de la
France au Cameroun pousse-t-elle à effectivement s’interroger sur le sens deces
valeurs?
La réponse à votre question est dans la question de Moukoko Priso.Cela
nous mène à enfin questionner en profondeur ce que les Lumières nous ont transmis
comme norme de l’Universalisme.
- Tous nos remerciements à Valérie Osouf
- Questionnaire conçu par Stella Dang et Steve Abouem.Bande Annonce conçue et
réalisée par Stella Dang.
Voir le documentaire :
Cameroun, autopsie d'une indépendance
© Source : 2008 Fragrance Diva
wwww.fragrancediva.net
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