Suzanne Kala Lobe
Mes chères compatriotes et chers compatriotes,
Par votre activisme débordant mais pas toujours efficace vous avez eu le
mérite de faire monter à la surface de l’espace public un débat qui m’a toujours
préoccupée depuis que je suis rentrée au Cameroun, il y a maintenant deux
décennies:
c’est le décalage qu’il y a entre un pays fantasmé, que l’on voit tel qu’on le
rêve, sans savoir si on veut transformer le rêve ou le pays et le pays
réel dans lequel vivent des millions de Camerounais, que nous à l’extérieur
avons toujours cru ignorants, moins au fait que nous de leur réalité , du
système dans lequel ils vivent que certains subissent et d’autres moins!
Ce qui a motivé la lettre, c’est la lecture de tous vos tracts dont le contenu
dénonciateur aurait pu enflammer les foules si le ton était plus juste et
l’antienne moins ancienne. Si je crois à la fonction tribunitienne de la
dénonciation, je suis fermement persuadée qu’il faut rapprocher des
faits pour pouvoir gagner des millions de Camerounais à un combat
pour que naisse un Kamerun Nouveau.
Or il me semble en vous lisant que ce que vous dites du Cameroun est en décalage
avec la réalité que j’observe. Que la manière dont vous caractérisez le régime
de Biya me paraît plus mécanique qu’analysé.
Du coup, vos stratégies de combat passent à côté de la plaque révolutionnaire et
ne vous permettent pas de gagner l’adhésion des masses. Je sais que vous
me rétorquerez que les masses sont abruties, assommées par leur sort, elles
coupent sur le temps de la vie, pour ne pas être décalées de leur quotidien. Que
la vérité vient essentiellement de vos analyses outre-Atlantique.
Puisqu’ici, nous avons tellement le nez collé sur le guidon, que nous avons
peine avoir les roues tourner! Du haut de la Tour Eifel, on peut
voir les merveilles du Monde et la Tour de Pise a beau être en
déséquilibre permanent, ceux d’entre vous qui rament à Venise, Paris
ou Londres ont la prétention et les papiers qu’il faut pour
décrire le présent de l’Afrique et prévoir avec une voyance ultra lucide, ce que
demain sera pour nous tous.
J’ai envie de vous dire redescendez sur terre. Redescendez vite les
marches de la Tour Eiffel, écrasez avec vigueur vos lunettes grossissantes et
regardons ensemble ce qui cloche dans votre démarche.
Je crois qu’il vous faut dépoussiérer beaucoup de vos modèles. Plus que
jamais vous devez reconsidérer vos paradigmes, vos angles d’attaque. Car
ce qui fait aujourd’hui la longévité de Paul Biya ce sont les erreurs tactiques
et stratégiques de ses adversaires. Et ces adversaires ont comme
point commun de ne pas voir le Cameroun pour ce qu’il est, tel qu’il est avec
son potentiel et ses faiblesses. Non, ils le voient tel qu’il est vu à travers
les mailles d’une grille néo-tiers-mondistes, qui fit de la critique de
l’impérialisme son cheval de bataille, sans savoir si l’impérialisme avait
changé de forme et quelles incidences ces changements ont provoqué dans
le champ politique.
Tout se passe dans vos récriminations comme si la doctrine
révolutionnaire s’était épuisée avec MaoTséToung, Castro et même Engels.
Comme si la structure du système économique n’avait pas engendré de nouveaux
monstres obligeant les combattants à réviser leur approche et tactique.
A lire derrière vos invectives, vos colères et un peu votre désespoir, je
ne peux manquer de me rappeler ces années 70, où encore jeune lycéenne, toute
pétrie de mon nouveau savoir marxiste, je donnais des leçons de lutte de classe
à mes parents aristo-bourgeois, du haut de mes dix huit ans. J’avais la fougue,
l’aveuglément et naturellement la mé-connaissance de la jeunesse. Mais je
prenais mon ignorance pour du savoir absolu.
J’avais l’utopie savante et la critique dogmatique,
forcément convaincue de détenir la vérité pour sortir l’Afrique des
miasmes du sous-développement.
J’avais alors sous-estimé la puissance de la propagande blanche et à quel point
celle-ci nous avait soumis à un lavage de cerveaux, y compris, nous qui nous
croyions révolutionnaires. Il me faudra rentrer pour comprendre dans quelle
torpeur intellectuelle nous avait condamné l’arrogance de nos
certitudes et saisir la manière périphérique que nous avions
d’aborder la question du changement sur le continent.
A l’époque, je savais qu’il y avait une imposture quelque part, mais je ne
savais pas exactement où la situer. L’imposture c’était notre manière décalée et
attardée de voir l’Afrique: nous ne la voyions pas comme un continent, un
tout complexe, mais comme un état gouverné par des «présidents
fantoches et dictateurs, à la solde de l’impérialisme dont la réalité
s’arrêtait aux portes de leur palais, aux murs des prisons et aux cris des
militants mutilés».
Nous avions réduit l’Afrique à un seul schéma, sans chercher à comprendre
quelles étaient ses dynamiques propres, de manière à travailler sur sa
capacité de changer et sur les dynamiques sociales qui la font
encore tenir debout. Nous étions de cette cécité que donne l’assurance de ceux
et celles qui sont convaincus d’être au centre du savoir.
Mais qu’en était-il de nos faits de luttes? Quels combats avions nous
mené en France à Londres aux Etats-Unis, pour prétendre enseigner aux autres une
manière de se battre?
Mes chers compatriotes et chères compatriotes de la
diaspora, je retrouve dans votre hargne, ma rage de jeunesse et dans vos
mots ma suprême arrogance. Je ne vous en veux pas. Mais, il faut que nous
avancions. Il faut réellement que le pays change. Pour cela nous avons
besoin de vous, avec plus d’intelligence que celle que vous manifestez
aujourd’hui. Nous avons besoin de vous avec plus d’humilité et un sens
aigu de l’analyse.
Nous avons besoin de vous pour un front de lutte mieux articulé sur des
programmes fondés sur une appréhension juste de ce que nous sommes
aujourd’hui. Et non pas ce que l’on nous a fourgué comme idéologie de
contrebande en guise et place de toute stratégie révolutionnaire.
Chers compatriotes et chères compatriotes, depuis combien de temps
n’avons nous pas eu de penseurs révolutionnaires? Depuis que Marx a écrit
le Capital combien d’entre vous ont prêté leur connaissance à l’élaboration de
nouvelles doctrines? Combien d’entre vous, ont fouillé les entrailles de
l’Afrique, pour en tirer la substantifique moelle? Peu bien peu. Non,
vous vous intéressez aux strass et aux paillettes. Aux palais et non aux
paillotes. Aux côtés spectaculaires de la politique. Le visible. Le risible. Le
grotesque. Aux lampions qui font briller le déplacement d’un chef d’Etat à
Paris. Vous croyez donner de l’importance à un fait qui n’est que
l’aboutissement d’un long processus: pourquoi n’avez-vous pas empêché le
Premier ministre français à venir préparer la visite de Paul Biya
le 21 juillet 2009 ? Pourquoi n’avez pas déclenché une grève de la faim,
dès l’instant où vous saviez que les Accords de défense entre le Cameroun et la
France avaient été modifiés? Pourquoi n’avez-vous pas hurlé et
réprimandé sèchement Nicolas Sarkozy sur l’Etat de sa politique en Afrique ?
Chers compatriotes et chères compatriotes, manifestez!
Exprimez-vous! Mais n’oubliez pas de réactualiser vos
paradigmes et soyez un peu plus imaginatifs! Allez piocher dans votre
intelligence les réserves de créativité qu’il faut pour changer la donne en
Afrique. Fouillez un peu mieux dans vos littératures pour trouver la traçabilité
qu’il faut à un projet révolutionnaire.
Maintenant si vous vous ennuyez et si le pays vous manque: sortez de vos
HLM ou vos appartements bourgeois. Ne vous laissez pas asphyxier par la fumée
nostalgique des plats -pays. Rompez avec vos habitudes d’immigrés. Prenez
un billet d’avion tous les trois mois et venez réfléchir avec nous à la
meilleure stratégie pour sortir le pays des griffes de tous les
imposteurs.
Je sais que vous saurez me lire et je voie déjà vos objections. Mais ça ne fait
rien: j’attends: je suis disposée au débat.
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