"Tata, Tchoubet est dans une secte où il m’a vendu à 13 millions et j’ai déjà remboursé. Ceux qui ne connaissent pas pensent que j’ai détourné treize millions. Donc, reste bien garder la famille. Tu expliques au censeur, il faut qu’on se voie avec les parents avant ma mort. Tu restes avec Baho et tu envoies les deux au village. Le loyer va te servir pour l’école. Commence à réfléchir par rapport au déménagement.” C’est la dernière lettre de Moutombi Emmanuel, écrite du fonds de sa cellule à la brigade de gendarmerie d’Akwa Nord où il a été conduit dans la semaine du 17 janvier 2005. Interdit de communiquer pendant plusieurs jours et sentant ses forces l'abandonner, il décolle des étiquettes de bouteilles Tangui et rédige son testament. Il meurt le 8 février 2005 à l’hôpital Laquintinie. Lé médecin omnipraticien qui a dressé le rapport médical une semaine plus tôt est formel. Emmanuel Moutombi souffrait de contusions multiples, de douleurs pelviennes, de céphalées et algies multiples, et présentait des plaques de brûlure à la plante du pied gauche. Malgré le traitement intensif auquel il était soumis, son état général s’était plutôt aggravé et avait dégénéré avec des troubles de la conscience. L’officine de torture de la gendarmerie d’Akwa Nord avait fait du travail.
Une histoire de treize millions...
L’affaire remonte au 17 janvier. Emmanuel Moutombi, chef d’agence de la Coopérative CECIC (Caisse d’épargne, de crédit et d’investissement) est accusé par son patron d’avoir détourné treize millions. Joseph Tchoubet, le patron de la coopérative, saisit la brigade de gendarmerie de Bonanjo et fait pression au Commandant de faire cracher le magot à l’accusé par tous les moyens. Le commandant de la brigade de Bonanjo n’a pas la chicote assez dure au goût de Joseph Tchoubet qui se souvient alors qu’il a un de ses cousins commandant de brigade à Akwa Nord et qui s’y connaît beaucoup mieux dans l’art de faire parler des suspects récalcitrants. L’adjudant Jean-Claude Menanga ne se fait pas prier, il va mobiliser des trésors d'ingéniosité pour faire parler Emmanuel Moutombi. Balançoire, matraque, brûlures, coups de godillots aux côtes, parfois jusqu’à ce que le patient en perde connaissance. Et en devienne fou. “Je jure que j’ai géré des centaines de millions sans voler, il ne pourrait pas accepter mourir pour treize millions. Je vous redis que c’est M Tchoubet qui m’a vendu par le canal de Bakotel...”
Après un séjour de quelques jours dans une cellule dont il n’est extrait que quatre ou cinq fois par jour pour la séance café, Emmanuel Moutombi est méconnaissable. Il est ramené dans un piteux état à Bonanjo et le 29 janvier, sur intervention du Procureur de la République, il est déféré au parquet. Son état général est inquiétant, ses avocats sollicitent et obtiennent une mise en liberté pour lui permettre de se soigner. Le mal est trop avancé, il ne s’en remettra pas.
…sur fond de sorcellerie
Du fond de sa cellule déjà à Akwa Nord, après un autre passage à tabac, l’infortuné banquier rassemble ce qui lui reste d’énergie et griffonne, toujours sur un bout d’étiquette Tangui, la trame vaudouesque du sort qui s’abat sur lui. De sa main tremblotante, il écrit pour décrire le déroulement de la scène mystique.- “Il (Tchoubet NDRL) me bipe dimanche 16 janvier et filme Bako et Monom. Je reconnais son numéro, je le rappelle, il dit que ce n‘est pas son numéro. Le Lundi 17, les deux esprits viennent au bureau remporter l'argent. Tchoubet vient à l’entrée où j’ai accompagné ses esprits. Il me bipe encore et il m‘a réussi. Donc, c‘est lui qui a pris les 13 millions, et non un détournement. C’est mystique”.
L’homme n’est plus manifestement en possession de ses moyens physiques et intellectuels, les phrases sont mal articulées, et on peine à s’y retrouver.
A force de lire et relire, et relire, on trouve des semblants de pistes. A la fin d’une autre missive écrite dans les mêmes conditions, on peut lire: “C’est Tchoubet qui m'a vendu par le canal de Bakot et Monom. Et comme Helock venait souvent me chercher au bureau, les gendarmes et M. Tchouhet ont monté de toutes pièces pour croire que c’est lui Helock, alias Poison (NDRL) qui avait pris l’argent pour garder Et ils profilent pour l’enfermer Et comme c’est une histoire mystique tous trois disent que c’est moi qui sais où j’ai posé l’argent. Donc, pour tout le bon travail que j’ai rendu à M. Tchoubet, il me vend à 13 millions en laissant mes enfants orphelins".
Emmanuel avait ses habitudes. Les midis et certains soirs, il se faisait déposer par un certain Helock (alias poison), un de ses cousins, qui conduit un moto-taxi. En son bureau à l’agence, il recevait souvent la visite des sieurs Bako et Monom, des connaissances ou des parents. Le dimanche 16 janvier, il aurait reçu un appel téléphonique de son directeur qui, l’ayant localisé, l’aurait filmé en compagnie de Bakot et Monom. Le lendemain, le lundi 17, le banquier reçoit la visite de ses deux compères, qui auraient emporté les treize millions. En clair, l’infortuné Emmanuel dit avoir été victime d’une illusion d’optique: alors qu’il croyait avoir à faire à ses compères, c’était plutôt des “esprits” de Tchoubet. On a bien dit “mystique” ? On navigue en plein dans l’irrationnel. Même étant à l’article de la mort, Emmanuel Moutombi continue à clamer son innocence. Avant d’expirer, il livre ses dernières volontés:
“Pour tous actes et au nom du Grand Dieu, je maudis la CECIC. Après ma mort, il faudra passer toutes les explications à la presse. Parce qu’ils ont même programmé me passer à la CRTV avec ma signature.”
Malheureusement, Emmanuel Moutombi n’est plus de ce monde pour aider à reconstituer les faits. Seules des enquêtes policières sérieuses pourront rétablir la vérité, depuis l’appel téléphonique que le défunt dit avoir reçu de son patron le dimanche 16 janvier. Ce serait l’indice qu’il y a de la sorcellerie dans l’affaire. Est-il possible qu’un directeur de banque se mette à biper son collaborateur un dimanche, un jour non-ouvrable?
Mais déjà, la question des traitements inhumains dans les gendarmeries et les commissariats doit être reposée. EN 1993, feu Jean Fochivé avait interdit les bastonnades dans les commissariats de police. Peine perdue. La torture est restée le meilleur moyen d’enquête de la police et de la gendarmerie. Comme au bon vieux temps de la Gestapo. Un commandant de brigade qui se rend coupable de meurtre sur la personne d’un citoyen contre lequel il n’y a aucune preuve encourt-il la moindre sanction? Ils se contenteront d’être incompétents et de ne pas se mettre à l’école des grands commissaires qui dénouent les énigmes les plus embrouillées avec des méthodes élégantes, sans la moindre violence, sans le moindre coup de matraque. La mesure du sous-développement, c’est aussi les méthodes de la police.
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