La non-qualification du Cameroun pour le Mondial a dû vous marquer ?
Yannick Noah : Il y a eu deux phases d'un an. La première qui n'a pas fonctionné. En milieu de phase qualificative, on a tout changé, les joueurs, l'entraîneur, le staff. C'est là que je suis venu. On a fait cinq matches, on en a gagné quatre et fait un match nul. On est reparti avec un mental incroyable. On a réussi à instaurer un nouvel état d'esprit, une nouvelle confiance. Petit à petit, ce qui était impossible est devenu plausible, puis possible.
Sur la fin, c'était quasiment fait. Et puis il y a quelqu'un là-haut qui a dit non. Il fallait sans doute laisser la place aux autres. C'est comme ça que je l'ai vécu. C'est rageant parce que je suis certain qu'on pouvait non seulement se qualifier, mais aller loin. Mais il a eu au départ un énorme gâchis qu'on a payé au final.
Pourtant, le Cameroun restera comme un pionnier, comme l'équipe qui a montré la voie au football africain.
Les Lions indomptables ont ouvert une porte. Avant, jouer contre une équipe africaine, c'était les trois points assurés. Les résultats du Cameroun ont ouvert des portes pour l'ensemble du foot africain. Et malgré cet échec, je ne pense pas que c'est la fin d'une époque. Cette équipe est jeune, talentueuse. Il y a une pause, sans doute nécessaire, qui peut apporter quelque chose.
Le football africain a connu grâce aux succès du Cameroun une formidable expansion depuis une dizaine d'années.
Autrefois, le joueur africain était un joueur fragile et technique. C'était cette tradition qui venait du football de la rue. Mais depuis, on a une génération qui a émigré, travaillé et qui a un bagage physique et tactique appuyé. Pour moi, surtout, le joueur africain est un joueur honnête.
Ce qui m'a frappé en allant à la CAN, c'est de voir qu'aucun joueur ne se roulait par terre en hurlant. C'est quelque chose qui commence à sérieusement m'agacer dans le football, cette façon de plonger, de simuler qui fait désormais partie de la panoplie du joueur. On apprend à tomber dans la surface. On apprend à simuler. Dans la CAN, on ne voit pas tout ça, et le spectacle en est favorisé.
Ensuite, c'est vrai qu'à la CAN, dans le temps, on découvrait des joueurs. On découvrait Salif Keita, Roger Milla. A présent, on regarde la CAN pour voir des vedettes que l'on voit par ailleurs en Europe.
Et pourtant, cet engouement pour le football africain ne semble pas vraiment profiter au football africain lui-même, aux clubs, aux fédérations, aux structures.
Il y a forcément un décalage entre la vie d'un Samuel Eto'o ou celle d'un joueur du Canon de Yaoundé, qui est pourtant le plus grand club du Cameroun depuis 20 ans. Mais il faut bien se rendre compte que le Cameroun a 200 joueurs qui jouent à l'étranger. Et c'est peut-être encore pire pour un pays comme le Nigeria.
Et puis on parle de pays où règne la corruption. Ce qui compte et qui rapporte dans beaucoup de pays africains, ce n'est pas la richesse du sol, c'est la corruption, et c'est ce qui rend le développement des structures très difficiles. J'ai vécu cette situation personnellement. C'est très difficile, pour ne pas dire impossible.
Ce n'est pas désespérant d'être un peu l'arbre qui cache la forêt ? De ne pas parvenir à changer les choses ?
Je me suis dit que c'était déjà ça, que les gens avaient au moins les Lions indomptables. Dans le bus de l'équipe, en me rendant aux matches, j'ai vu l'engouement populaire. J'étais halluciné d'émotion, de sensibilité. Je me suis dit qu'il fallait faire ce que nous avions à faire : apporter de l'espoir et du rêve aux gens. Une fois qu'on a fait notre boulot, la vie reprend son cours. C'est là que le bât blesse.
Ce qui est vraiment désespérant, c'est la corruption qui est omniprésente. On a bien vu tous ces problèmes avec les sponsors, les primes. J'en parlais avec Rigobert (Song, le capitaine des Lions) qui n'arrêtait pas d'essayer d'arranger les choses. Je lui disais : « Ce n'est pas ton rôle, ne perds pas tout ton temps à palabrer. » Il y a perdu beaucoup d'énergie. Ce qui est dommage c'est que je suis persuadé que le Cameroun a le potentiel de faire mieux que deux quarts de finale de Coupe du monde. Je suis même persuadé que le Cameroun peut gagner la Coupe du monde. Si la Grèce peut gagner l'Euro, alors on peut gagner la Coupe du monde.
Pourtant, parfois, des sportifs tentent de s'immiscer dans le jeu politique. Qu'avez-vous pensé de la candidature de George Weah à la présidence du Liberia ?
Je pense que George aurait sans doute fait et fera peut-être un excellent ministre des Sports. Je pense qu'à un niveau donné de responsabilité et de compétences, il faut ne serait-ce qu'un peu de culture générale. Le fait d'être populaire ne suffit pas. Le but, c'est d'améliorer un peu le sort des gens. Je n'ai pas l'impression qu'il avait un programme très structuré. C'est un peu comme Ilie Nastase, qui s'est présenté en Roumanie, et qui aurait pu être élu. Il a un énorme charisme, une force de conviction incontestable. Mais ça ne suffit pas.
Vous-même, personne n'a cherché à vous récupérer ?
Les gens de partis politiques ont vite compris que j'étais un électron libre. Que je risquais d'être incontrôlable. Et ils ne veulent pas de ça ou alors Fela aurait été président du Nigeria.
Et vous pensez que ç'aurait été une bonne chose ?
Ce n'aurait peut-être pas été pire.
La Coupe du monde va se dérouler en 2010 en Afrique du Sud. Pensez-vous que ce peut être un déclic pour l'Afrique dans son ensemble, comme les jeux Olympiques l'ont été parfois pour les pays hôtes ?
C'est sûr que ce peut être un déclic psychologique pour l'Afrique en général. Mais d'un point de vue économique, cela ne bénéficiera sans doute qu'à l'Afrique du Sud, qui est déjà, et de loin, à des années lumières du reste de l'Afrique noire dans ce domaine.
Ces derniers mois ont été marqués par une résurgence du racisme dans les stades européens? Cela vous a-t-il surpris?
Yannick Noah : Non. Ce qui me surprend plus, c'est qu'il y ait 20, 25% de gens qui votent pour le Front National en France. Ça fait quand même beaucoup de monde. Et pourtant, dans la vie de tous les jours, on les croise rarement. On a l'impression que subitement ils se révèlent dans l'isoloir. Pourtant, ils existent et dans les stades, tant qu'on les autorise à s'exprimer, ils sont là. La Lazio, ce n'est pas hier qu'ils ont commencé à se manifester de cette façon-là. D'être des fascistes, quoi... Simplement, on se remet à en parler maintenant parce que les médias aiment parler de ce qui ne va pas. Quand un Noir touche le ballon, ils poussent des cris de singe. Il faut être au-dessus de ça. Mon père m'a raconté qu'à son époque, c'était déjà la même chose. Il entendait des choses pas possibles. Personnellement, je ne réagis pas à cela. Il suffit de garder sa dignité et son calme. Se comporter et agir en exemple. Marquer des buts, jouer bien, c'est ce qu'on peut faire de mieux pour la cause. Etre au mieux avec ses coéquipiers. Regardez le Real, Arsenal, les grandes équipes de nos jours, ce sont des équipes multinationales, multiculturelles. Pour moi, c'est le plus important, c'est ce qui me rassure par rapport à 5% d'abrutis.
C'est peut-être une illusion, mais on a l'impression que vous n'avez jamais été victime du racisme.
Je n'ai jamais donné prise à ça. Ils n'ont jamais réussi à me choper. Ce que je sais, c'est que j'ai reçu beaucoup, beaucoup de soutien des gens autour de moi. Je sais aussi qu'il y a des endroits où je me balade et où les gens m'apportent leur soutien, les jeunes de banlieue notamment. Ça m'a marqué parce que ça démontre la valeur de l'exemple. C'est ce que m'ont appris mon père, et avant lui mon grand-père.
Puisqu'on parle d'exemple, que pensez-vous de la discrimination positive? D'avoir un présentateur noir au journal de 20 heures (Harry Rozelmack, nommé présentateur du JT de la chaîne française TF1), vous pensez que ça peut avoir valeur d'exemple?
D'abord, je suis très heureux pour lui. Mais personnellement je vois ça comme une grosse blague. Le jour où un jeune qui s'est battu, qui sera là parce qu'il a gravi les échelons, parce qu'il le mérite... Mais qu'on nomme quelqu'un parce qu'il faut un Noir, un Arabe ou un Chinois, je trouve ça à la limite insultant. Je préfèrerai qu'on fasse la même chose quand il s'agit d'attribuer un logement, un appartement.
Vous parliez de votre popularité dans les banlieues, est-ce que la flambée de violence dans ces quartiers vous a surpris?
Ce qui m'a surpris, c'est que ce ne soit pas arrivé plus tôt. Je ne dis pas ça pour souffler sur les braises. Mais j'ai toujours eu un sentiment de malaise. Je me suis toujours demandé comment faisaient ces gens délaissés, laissés sur le côté, ces gens abandonnés. Je me suis toujours demandé comment ils tenaient. Quand ça a commencé à s'embraser, je n'ai pas été surpris, non.
Voilà dix ans que vous intervenez dans les banlieues par le biais de votre association «Faites le mur». Quel bilan tirez-vous de cette initiative?
J'en tire le bilan d'une envie incroyable de la part des jeunes, d'un engagement total et formidable de la part de l'encadrement local. D'un autre côté, et j'en parle parce que je suis la personnalité qui fait le relais avec eux, d'un intérêt très relatif de la part de certains annonceurs. Et du désintérêt quasi total du monde politique.
Sans tomber dans le cliché de la France d'en haut et de la France d'en bas, vous ressentez cette dichotomie entre le monde politique et «la vraie vie»?
Oui. Totalement. On vous endort avec des discours bien enrobants mais rien ne se fait. C'est mon rôle d'utiliser ma notoriété pour faire avancer les choses. Mais parfois, c'est désespérant. Bien sûr il ne faut pas lâcher, il faut continuer à aller de l'avant.
Sur un plan plus personnel, votre image semble avoir changé. On ne vous considère plus seulement comme le dernier vainqueur français de Roland-Garros, mais comme un chanteur, un artiste à part entière.
Il faut dix ans pour être accepté dans un nouveau rôle. Voilà plus de dix ans que je fais de la musique. Au départ on venait voir l'ancien joueur de tennis. Maintenant on vient voir le chanteur. En dix ans, j'ai beaucoup appris, mais j'ai toujours eu la passion de la musique. Etant donné mon passé, je ne me voyais pas faire autre chose qu'un métier qui me passionne. C'est vrai qu'à présent beaucoup de jeunes qui viennent me voir en concert n'étaient pas nés quand j'ai gagné Roland-Garros, ils ne m'ont jamais vu jouer. Je crois que les gens ressentent devant ma musique une vraie sincérité. Mais cela ne m'a jamais gêné d'être vu comme le dernier vainqueur français de Roland-Garros. Ça prouve que ma carrière dans le tennis a marqué les gens.
Lorsque vous gagnez la Coupe Davis et que tout le stade entonne Saga Africa (NDLR: son premier disque en 1991) spontanément parce que l'équipe de France a gagné, c'est quand même un sacré symbole, un sacré pied de nez. Vous y avez pensé?
J'y ai pensé tout le temps. Mais voilà un symbole dont on a beaucoup moins parlé que des cris de singes dans les stades. C'est aussi ça, la France. C'est aussi ça, le sport, celui que j'aime et qui me donne la foi. De notre part, comme de la part du public, c'était totalement spontané. Cela dit, avant de chanter Saga Africa il faut gagner...
Un petit mot sur Amélie Mauresmo, qui vient de redevenir numéro un mondial après avoir gagné l'Open d'Australie?
Quand tu commences à gagner, ce n'est que du bonheur. Là, ça y est, elle est sur sa voie. Elle est la meilleure joueuse du monde et je pense que ça ne va pas s'arrêter là. Elle le mérite. Elle le mérite d'autant plus que le public ne l'a jamais aidée. Quand je me suis occupé d'elle, je l'ai trouvée dans une terrible solitude comme je n'en avais jamais connue dans ma carrière. Pour ça aussi, elle le mérite. Mais comme en plus elle est généreuse, elle saura rendre le bonheur qu'on ne lui a pas forcément donné.
Et le tennis ne vous manque pas?
Pas du tout. Je ne joue plus du tout. Je suis allé au bout de ce que j'avais à faire comme joueur en gagnant Roland-Garros. Et puis, quand on a gagné notre deuxième Coupe Davis, je me suis dit que j'avais fait ce que j'avais à faire comme entraîneur. La dernière chose qui me lie encore au tennis, c'est mon travail dans les cités.
Et développer le tennis en Afrique?
Honnêtement, c'est un problème économique. C'est beaucoup plus facile de jouer au foot. Il suffit d'un ballon et de 22 joueurs. Le tennis, il faut un terrain, un filet, des raquettes, des balles. Pour le prix d'un demi-cours de tennis, tu te paies cent ballons de foot. Peut-être que si un milliardaire investissait des milliards pour former des joueurs sur place, en dix ans il y aurait d'excellents joueurs, parce qu'ils sont costauds, par leur éducation, leur mode de vie. Mais franchement, est-ce que cet argent ne serait pas mieux investi ailleurs?
Source : Le Journal du Jeudi
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