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A la rencontre de Gaston Kelman
(05/03/2006)
Bonaberi.com est allé à la rencontre de Gaston Kelman, auteur Camerounais du très controversé "Je suis noir et je n'aime pas le manioc". Il clarifie ses positions et parle de son nouvel opus.
Par Yann Yange
Gaston Kelman lors d'un de ses passages sur les plateaux télé
Gaston Kelman lors d'un de ses passages sur les plateaux télé
Bonjour Monsieur. Kelman, vous êtes l'auteur du Best Seller «Je suis Noir et je n'aime pas le manioc» qui s'est vendu à plus de 100 000 exemplaires. Ce livre a suscité de vives polémiques et a été relativement mal accueilli par la communauté noire. Pourquoi selon vous avez-vous été victime de si nombreuses critiques ?

Commençons par rétablir quelques vérités. Le manioc a depuis longtemps franchi le cap des 200 000 exemplaires, version originale et livre de poche. Beaucoup d’universités l’ont inscrit dans leurs programmes. Des étudiants me sollicitent au quotidien parce qu’ils l’ont choisi comme sujet d’étude ou de mémoire. Des extraits sont repris dans des livres scolaires ; tout ceci en moins de 24 mois. Après cela, je peux vous dire que je ne me sens pas concerné par les états d’âme d’une infime partie de la population noire de France. Je n’ai pas écrit ce livre pour les Noirs mais pour les Français de toutes origines. Vous êtes bien placé pour savoir que la majorité de ceux qui critiquent ce livre ne l’ont même pas lu. Pourquoi voulez-vous que leur avis m'intéresse? Comment pouvez-vous prendre en considération leur avis? Sur quelle base ? Pour débattre de leurs angoisses métaphysiques ou de mes prises de positions ? Si vous pensez que les internautes des Ogres, d’Africamaat ou même de Grioo sont la majorité des Noirs de France, vous vous trompez.

Si je vous donne la liste des associations noires de Paris et de province qui m’invitent au débat, parce qu’elles reconnaissent que j’ai ouvert des perspectives nouvelles sur la problématique noire en France, vous réviseriez votre analyse sur l’accueil de ce livre dont je vous signale qu’il est le tout premier qui parle de la problématique des Noirs en France hexagonale. Je ne vous donnerai pas la liste des pays africains et européens qui m’ont invité. Je rentre du Rwanda et prépare un voyage pour l’île de la Réunion. Ceci étant, je suis comme vous le savez mieux que quiconque, ouvert au débat et à la critique. J’espère que vous m’indiquerez dans la suite de notre entretien les différents points de la critique, soutenus par mes détracteurs. Nous les analyserons alors pour ressortir la pertinence des unes et des autres.


Le premier best seller de Kelman
Le premier best seller de Kelman
Beaucoup de nos internautes n'ont pas eu l'occasion de lire «Je suis Noir et je n'aime pas le manioc». Pouvez-vous leur dire quelle était l'idée générale de ce livre et pourquoi, à priori, il serait intéressant de le lire ?

Beaucoup de vos internautes, dites-vous, n’ont pas lu mon livre. Je parie que parmi ceux-là justement qui ne l’ont pas lu, une écrasante majorité le critique allègrement. Pourquoi ne l’ont-ils pas lu? Parce qu’ils n’en ont pas entendu parlé ou bien parce qu’ils s’enferment dans une opposition épidermique à tout ce qui rencontre du succès. Il y a peu, sur un plateau de télé, un écrivain noir qui vient de connaître un beau succès, me disait qu’il me comprend maintenant, puisque lui aussi est devenu une cible. Si par contre, ils ne l’ont pas lu parce qu’ils n’ont pas les moyens de se l’offrir, ils peuvent l’emprunter à la bibliothèque de leur choix ou de leurs fréquentation.

Comme je l’ai dit plus haut, Le manioc est le premier livre écrit par un Noir de l’Hexagone qui traite de la problématique noire de France. Il n’est donc pas surprenant qu’il suscite de l’intérêt. Comme beaucoup de personnes d’origine africaine, je vis en France depuis des décennies. J’ai choisi librement d’y vivre, d’y constituer une famille. Je n’imagine pas quel masochisme me pousserait à vivre dans un pays que je n’aime pas, alors que j’ai le choix entre mon pays d’origine et des dizaines de pays démocratiques où je peux vivre. Les Américains ont raisons de mettre leurs immigrés en garde : America, you love it or you leave it. J’ai fait des enfants en France. Il faut que je leur laisse une idée de la place que je voudrais qu’ils occupent ici. Depuis toujours j’entends des Blancs de bonne foi et de Blancs racistes me dire qui je suis, comment les foyers maliens et la polygamie sont de bonnes choses pour les Noirs, comment nous ne devons pas oublier notre culture. Et les Noirs de surenchérir et de parler de culture noire, de culture africaine, comme s’il en existait une seule.

Beaucoup de Noirs commencent généralement la conversation en disant : chez-nous en Afrique, réduisant un continent à la dimension d’un village du Moyen-Âge. On vous demande même de parler africain, de manger africain, de vous habiller à l’africaine. Et Noirs et Blancs en parlent comme d’une culture figée depuis le Moyen-âge. En France, nul ne s’imagine que les Blancs parlent de cor de chasse et de troubadour comme étant des éléments de leur culture. Mais si je demande à un Blanc et à un Noir de me dessiner une habitation africaine, on me dessinera une case. Et Noirs d’applaudir. Je prétends donc que la culture noire a évolué comme la culture blanche et que quand de France, vous appelez votre maman à Bonabéri, vous n’utilisez pas le tam-tam, mais le téléphone comme le Japonais, comme le Chinois, comme l’Indien. Qui est-ce qui s'offusquerait que le Japonais revendique la Toyota et Nokia comme faisant partie de sa culture ? J’ai donc voulu expliquer aux Noirs et aux Blancs que l’on était le produit d’une époque, d’un espace de vie et non d’une culture mythologique. Ma fille, mon fils, mon neveu ne sont pas des deuxièmes générations pas plus que Sarkozy ne l’est, mais des petits Français, comme lui, et plus que lui parce que pour beaucoup d’enfants camerounais aujourd’hui, la langue maternelle, c’est le Français, avec ce que cela implique d’appropriation - je devrais dire d’aliénation – culturelle.

 Les banlieues françaises ont été secouées par des émeutes
Les banlieues françaises ont été secouées par des émeutes
Lors des casses en banlieue, vous affirmiez dans une émission télé que même la France avait été colonisée; comme pour dire que l'histoire des Noirs n'est ni particulière ni spéciale et que la colonisation n'explique pas tout. Vous avez rajouté par ailleurs, dans la même émission, que vous seriez fier - ce qui selon vous démontrerait une intégration bien réussie - de voir un français d'origine Zimbabwéenne prendre les armes contre le Zimbabwe en cas de guerre contre la France. Comment expliquez vous ces déclarations qui, bien entendu, ont choqué bon nombre d'africains?

Vous savez, je ne cherche ni à choquer, ni à plaire. Je voudrais modestement apporter ma contribution à la compréhension de certains phénomènes. J’attends tous les jours que l’on me démontre que je me suis trompé ici ou là. Le calvaire de l’écrivain commence quand son livre se retrouve dans les étagères des librairies. Il n’y a plus de reculade possible. Il faut faire face. Une fois de plus, je tiens à rétablir la vérité. J’ai dit à l’émission de télé à laquelle vous faites allusion, que mon fils à moi qui suis d’origine camerounaise prendrait les armes contre le Zimbabwe parce qu’il est Français et non pour le Zimbabwe contre la France parce qu’il est noir. J’ai dit que la couleur de la peau n’est pas un déterminant identitaire majeur, c’est même l’un des plus accessoires parce qu’il ne détermine en rien les cultures, les modes de vie. Il y a des Noirs en Asie, en Afrique, en Amérique. Ces Noirs appartiennent à des Nations et non à une internationale colorielle. Mon fils est plus proche de son voisin de palier blanc ou beur que du noir tamoul ou boschiman.

Quant à la colonisation, je l’ai écrit, le plus grand mal qu’elle ait fait aux peuples colonisés, c’est de les convaincre que les critères accessoires comme la couleur de la peau, sont des critères essentiels d’identification. C’est le Blanc qui a créé les races pour son seul et unique intérêt et pour l’asservissement et le malheur des autres. Rappelez vous de temps en temps que pour justifier la supériorité de la race blanche, le Blanc a divisé le monde en deux groupes. D’un côté, il a classé le Blanc étalon de l’humanité, et de l’autre, les hommes de couleur. Ainsi, le Japonais, le Gabonais, le Chinois, l’Indien, le Sénégalais, c’était la même chose. Les Asiates se sont libérés de la jaunitude, cette prison colorielle où on a voulu les enfermer. Seuls les Noirs continuent à s’enfermer dans cette classification qui a servi à leur asservissement.

Si l’histoire des Noirs est particulière, je vous laisse le soin de déterminer ce qu’il faut en faire. Pour ma part, j’ai fait le choix de dire au monde que la race est une illusion et qu’aujourd’hui, les revendications par rapport au passé, même légitimes, ne justifient pas que le Cameroun ne paie pas ses entraîneurs de football - 7 mois d’arriéré de salaire - à la veille de la CAN. Je dis que Cheick Modibo Diarra n’est pas un Noir, mais un savant, que sa science n’est pas issue d’une filiation dogon, mais d’un héritage universel qui part des Pyramides au MIT, en passant par l’Arabie ; un héritage auquel ont contribué des savants égyptiens, mais aussi Pythagore, Thalès, Avicenne, Einstein et Von Braun. Je dis que la Chine, l’Inde et les Dragons d’Asie, bien que anciennes colonies, font peur parce qu’ils se font une place dans la mondialisation. Je dis que l’Espagne, le Portugal et la France ont été colonisés par les Arabes. Je dis que les peuples africains ont tort de penser que le salut viendra de l’ancien colonisateur, qui, comme le prédateur, n’entend que le langage de la force.

Que répondez vous à ceux qui vous traitent de «Bounty», de «vendu» ou qui disent que vous écrivez pour les Blancs ?

Je leur dis que si je suis un vendu qui écrit pour les Blancs, je leur laisse l’espace d’écriture pour les Noirs. Alors, de quoi se plaignent-ils ? Il y a sept cents millions de noirs rien qu’en Afrique, qui demandent que l’on écrive pour eux. Je leur dis que leur positionnement, leur posture est absurde. Je leur dis que j’écris pour mon pays la France et que je suis heureux de faire plaisir aux Blancs, mais aussi aux Noirs – et il y en a beaucoup qui l’ont compris – et aux autres. Je leur dis que la seule différence entre eux et moi, c’est que je ne me gargarise pas de slogans creux et d’affirmations obsolètes. Je leur demande de me définir ce que c’est qu’un Bounty. Je leur apprend qu’ils sont tellement gavés du regard que l’Occident pose sur le Noir que pour eux, le modernisme ne peut être nègre et que négrisme rime avec archaïsme. Je leur dis que ma fille née à Paris, parle bassa, ce qui n’est pas le cas pour eux. Je leur dis que le téléphone portable et la voiture font partie de la culture de l’Afrique, tout comme le Français et l’Anglais.

"Au delà du Noir et du Blanc", le deuxième livre de Gaston Kelman
"Au delà du Noir et du Blanc", le deuxième livre de Gaston Kelman
Comme pour répondre à tous vos détracteurs et surfer sur une vague identitaire de l'actualité, vous avez commis un nouvel opus intitulé « au-delà du noir et du Blanc ». Quels sujets nouveaux abordez vous dans ce livre et quelle différence avec « Je suis noir et je n'aime pas le manioc»?

Je n’ai pas écrit un livre pour surfer sur la vague identitaire. J’écris parce que j’ai envie de participer au débat. Je ne sais si Azouz Begag, Malek Chebed Fadela Amara et autre Dounia Bouzar, tous ces écrivains d’origine arabo-berbère, surfent sur la vague identitaire. J’ai voulu faire le point sur les incompréhensions, les accusations racistes des Blancs, les erreurs d'interprétation que mon premier livre a soulevées. Je suis fier que le journal Le Monde ait titré que c’est mon livre qui a ouvert le débat sur le problème du Noir en France. Dans Le manioc, j’ai traité des stigmatisations et de la difficulté du Noir à trouver sa place dans son pays la France.

Dans le deuxième livre, j’analyse les causes de ces problèmes. Ces causes sont l'esclavage, la colonisation. J’ai mis à jour les conséquences profondes de ce passé. Ces conséquences sont le dolorisme, le syndrome de l’évolué, le complexe de supériorité du Blanc et celui d’infériorité du Noir. Pour ce dernier point, allez donc au Cameroun avec votre chauffeur ou votre vigile blancs. La quasi-totalité de la population posera qu’il est votre patron. Il y avait un chauffeur de taxi blanc au kabinda ou au Congo, je ne me souviens plus. Il s’est enrichi rien que par les photos payantes que les Noirs voulaient prendre avec lui. Dans mon dernier livre, j’ai aussi fait des propositions sur les moyens de sortir de ces angoisses existentielles.

Vous parlez dans ce livre de votre passage à Londres quand vous étiez plus jeune, et où vous avez été dans une mouvance afrocentriste, adorant Malcolm X, Luther King et vous nourrissant des prêches de Bobby Seale ou Stokely Carmichael des Blacks Panthers. Comment expliquez-vous ce revirement d'aujourd'hui? Qu'est ce qui vous a fait passer de l'autre côté de la balance idéologique ?

A l’époque, on ne parlait pas d’Afrocentrisme, mais de Black consciousness. Je me sentais attiré par ces Noirs Américains qui bougeaient pour leur libération. Je pense que fondamentalement, je regrettais un peu de ne pas être né à la période des luttes pour les indépendances et m’accrochais donc à ce combat que je trouvais juste.

Avec du recul, je suis persuadé que c’est le même d’humanisme que je professe aujourd’hui, qui me guidait déjà. Et ma fougue juvénile préférait donc les positionnements guerriers de Malcolm X (the ballot or the bullet, Freedom par any means necessary) et des Black Panthers, à l’approche non-violente de Martin Luther King. Quand on y regarde, Je ne pense pas que je suis passé de l’autre côté de la balance. J’ai mûri, et je suis sorti du romantisme et de la mythologie raciaux qui sont tout à fait compréhensibles quand on est jeune. Ce qui est grave, c’est qu’à quarante ans, on continue à rêver et à voir le monde comme à vingt ans. En Occident, beaucoup de jeunes sont de gauche et font des choix objectifs plus tard. Il paraît que Chirac dans sa jeunesse, a vendu l’Humanité.

Gaston Kelman, lors d'une séance de dédicaces
Gaston Kelman, lors d'une séance de dédicaces
Vous avez une approche très intéressante au prime abord, en demandant aux hommes de s'extraire du préjugé de couleur. Cependant, on a pu noter que vos écrits semblent être à charge contre les noirs. Et pourtant, les noirs n'ont jamais inventé les concepts d'inégalité entre les races. Ils en sont, au contraire, les premières victimes. Ne pensez-vous pas que, s'il y a une catégorie de personnes à qui il faille demander de sortir des clivages raciaux, ce sont bel et bien, avant tout, les Occidentaux ?

Je prétends que la victime est coupable, comptable et responsable de son sort, de son destin. La larmoyance, la bienpensance et la culpabilisation du dominant n’ont jamais aidé le dominé. Pire, elles sont soporifiques, abrutissantes et l’enfoncent dans une léthargie coupable. Au cours d’une conférence à Yaoundé, quelqu’un m’a reproché de ne pas savoir que le Noir était la mauvaise conscience de l’Occident Blanc. Je ne sais si le Jaune ou l’Arabe, respectent le Noir plus que ne le fait le Blanc. J’en doute fort, si je me réfère à la place des Noirs dans les pays Arabes d’Afrique et d’Asie. Le Noir serait la mauvaise conscience du Blanc alors qu’aujourd’hui, il est plus assommé par les Noirs que par les Blancs ! En Afrique, un Noir préfère mille fois travailler pour un Blanc que pour son frère noir. Il est mieux traité et mieux payé par le Blanc. Le Blanc pas plus que le Noir n’a de conscience que celle que donne la force. Le Blanc a exterminé l’Indien, il a esclavagisé le Noir, il a lâché des bombes atomiques sur le Japon et non sur l’Allemagne. Il a inventé le Ku-klux-Klan et l’Apartheid. Il a exterminé les Juifs, imité en cela par les Hutus sur leurs frères Tutsis. Je rentre du Rwanda et je vous assure que ce n’est pas beau à voir. Si aujourd’hui château rouge est entre les mains des Asiates, si les cartes téléphoniques prépayées pour appeler en Afrique, sont entre les mains des hindo-pakistanais, je me reconnais un seul et unique devoir : interpeller le Noir et d’abord le Noir. Je n’interdis à personne de s’égosiller en accusations et procès contre le Blanc. Je doute que cela aide au développement. Le dominant n’a jamais lâché le dominé. Si celui-ci ne trouve pas des ressorts pour se libérer, dans le meilleur des cas, le dominant change de type de domination. Aujourd’hui, la domination de l’Occident sur l’Afrique s’appelle aide. Quelles sont les conséquences de cette aide ? A-t-elle seulement une once de bénéfice pour les populations africaines ? Qui est-ce qui la détourne ? Avez-vous entendu parlé de cette manu pulite à la camerounaise qui dévoile les comptes faramineux de certains nationaux ? Quelles sont les conséquences de cette aide ? Je lisais dans un journal que le Mali ne pouvait pas enseigner sa vraie histoire à ses écoliers, parce que les livres d’Histoire étaient financés par la Coopération française. Et avec cette histoire falsifiée avec l’aval du Mali, vous espérez éduquer la jeunesse ! Vous avez peut-être vu le cinéma africain des pays francophones ? Un de mes amis l’appelle cinéma calebasse, c’est-à-dire celui qui reprend les schémas de pensée occidentaux et le regard que pose sur les Noirs, les bailleurs de fonds que sont les Blancs.

Alors, il est plus facile de faire évoluer le dominé que le dominant, parce que c’est le dominé qui a tout à gagner à ce que les choses changent. Si la gazelle ne développe pas sa pointe de vitesse ou tout autre moyen de protection et pense que le lion va devenir végétarien, il y a de fortes chances que la gazelle disparaisse avant cette révolution.

Booker T. Washington
Booker T. Washington
Vous semblez aussi très pragmatique dans ce livre et, en citant par exemple Clarence E. Walker, dans un de ses ouvrages : «Qu'il le veuille ou non, un Blanc respecte le Noir qui a une maison de briques de deux étages», vous postulez que la réhabilitation du Noir se fera uniquement par la réussite scolaire et/ou professionnelle. Le «combat» du Noir serait-il avant tout, pour vous, matériel plutôt que moral (réparations pour la traite, reconnaissance des atrocités de cette période, etc.) comme on a pu le voir ces dernières années ?

Cette citation est de Booker T. Washington, reprise par Walker dans son excellent livre sur l’Afrocentrisme.

Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs nous dit que le type qui vient vous coloniser ne le fait pas parce que vous n’avez pas de passé, d’histoire ou de culture. Si l’on a nié la culture aux sauvages noirs d’Afrique, on ne l’a jamais niée à l’Egypte, à l’Inde ou au Cambodge. Pourtant, ces peuples ont été colonisés. Le dominant vous envahit et pille vos richesses parce qu’à ce moment précis de l’histoire, il est plus fort que vous. Et vous ne pouvez remettre les choses à leur place que si vous lui prouvez le contraire. Aujourd’hui, les Dragons d’Asie, l’Inde, la Chine, tous colonisés, je ne parle même pas du Japon qui, sans avoir été colonisé, s’est pris deux bombes atomiques dont au moins une, n’avait pour seul objectif que de freiner le développement de ce peuple de couleur, aujourd’hui, toutes ces nations font peur à l’Occident. Vous savez comme moi que la Chine a asphyxié le textile français et que c’est en cela qu’il fait peur. Vous savez comme moi que le Japon a bouleversé la donne économique mondiale et que c’est en cela qu’il fait peur. Vous savez comme moi que ce n’est pas l’eau du Gange et les six bras de Shiva qui font trembler l’Europe d’effroi et de froid, C’est Mittal et son OPA chevaleresque que l’on dit cavalière. La réussite scolaire et matérielle sont donc les seules voies du succès. Je dis aussi dans mon dernier livre que la colonisation ne peut avoir aucun côté positif et que le Japon qui n’a pas été colonisé en est l’exemple. Mais l’Ethiopie elle non plus n’a jamais été colonisée. Cherchez la différence. Le Japon ce n’est point l’Ethiopie dont une blague dit que si quelqu’un a une boîte de petits pois, il ouvre une épicerie. Cette Ethiopie dont les enfants sont aujourd’hui le symbole, l’image d’Épinal de la faim dans le monde. La différence entre ces deux pays qui n’ont pas subi la colonisation, ce n’est pas que le Japon parle de réhabilitation culturelle ou de réparations pour les bombes qu’il a reçues en pleine poire, c’est que le Japon, à l’ère du Meiji, quand il a découvert le monde occidental, s’est mis à construire des écoles à tire-larigot. Elle en construisait 150 par ans c’est-à-dire une école tous les deux jours.

Aujourd’hui, si le japon n’offrait pas des écoles au Cameroun dites-moi depuis combien de temps on n’en aurait pas construit une seule. Ai-je jamais dit que l’Occident ne devrait pas reconnaître les atrocités de la Traite ? Mon amie Christiane Tubira pour qui j’ai un respect profond, cette grandissime dame n’a-t-elle pas porté ce débat à l’Assemblée Nationale Française ? N’a-t-elle pas fait voter une loi faisant de la Traite et de l’Esclavage des Noirs, un crime contre l’humanité ? Me suis-je jamais opposé aux associations mémorielles ou même communautaires comme le CRAN ? Y aurait-il incompatibilité entre le développement matériel et intellectuel et les revendications de tous ordres ? Est-ce parce que nous sommes dans la phase des revendications que nous avons laissé filer notre espace commercial à Paris ? Ne serait-il pas plus légitime pour l’Afrique de demander des réparations pour la colonisation que pour la Traite ? Et en l’état actuel de décrépitude de certaines sociétés africaines, pensez-vous honnêtement que des tombereaux de réparations financières serviraient à quelque chose ?

Le savant afrocentriste Cheikh Anta Diop
Le savant afrocentriste Cheikh Anta Diop
Vous vous opposez même parfois aux approches de grands intellectuels tels Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga orientées sur la restauration de la mémoire africaine, en les jugeant non pragmatiques dans le sens qu'elles vont chercher dans un passé qui n'est plus. Quels regards portez-vous sur ces deux savants et sur leurs travaux ?

Vous vous rappelez peut-être que j’ai fait l’éloge de Cheikh Anta Diop dans Le manioc. Comme j’ai toujours fait l’éloge de la Négritude. Aujourd’hui, la pensée de la Négritude qui a eu un grand impact pour la libération de l’Afrique, cette pensée est dépassée. C’est comme si vous parliez encore aujourd’hui de la perspective fanonienne de libération de l’Afrique par la lutte armée. En ce qui concerne Cheikh Anta Diop, ses recherches sont essentielles pour la réhabilitation de l’Histoire nègre. Mais elles peuvent aussi servir pour une construction mythologique. Les Noirs ont le droit de se dire que chacun d’eux, du Cap au Caire, est descendant de pharaon ; pourquoi pas ? Voici ce qu’en dit dans un livre collectif, l’intellectuelle antillaise Stella Vincennot. « En proclamant une filiation avec les Egyptiens, on engage les Noirs à s’approprier leur prestige passé. Le plus petit déshérite du bas de bourg de Basse-terre devient l’héritier des princes Ibo et par eux sans doute l’arrrière-arrière-petit-fils d’un Pharaon». Je répète, pourquoi pas. Et je demande, est-ce suffisant ? Frantz Fanon dit qu’il est peut-être bien de savoir qu’un ancêtre noir correspondait avec Platon. Mais, s’interroge-t-il, est-ce que ceci change le sort de ce petit Antillais qui coupe la canne à sucre dans les plantations des Blancs en Martinique. Il dit encore : «toutes les preuves qui pourraient être données de l’existence d’une prodigieuse civilisation songhaï, ne changent rien au fait que les Songhaï d’aujourd’hui sont sous-alimentés, analphabètes». Et Cheikh Anta Diop seul, malgré son grand mérite, n’y peut rien.

Vous citez par ailleurs beaucoup Fanon dans vos ouvrages. Quel lien faites-vous entre l'approche Fanonienne et la votre, l'approche Kelmanienne ?

J’espère que cette question est une question de style pour me permettre d’éclairer vos lecteurs. Car, si vous avez lu mon dernier livre, vous ne vous posez pas cette question. Le titre même de ce livre, est une citation modifiée de Fanon. Fanon dit : le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc. Et mon livre nous invite à aller Au-delà du Noir et du Blanc. Fanon disait qu’il était français, qu’il n’y a pas de nation nègre, que son combat n’est pas un combat pour les Noirs, mais pour la liberté. Il disait, si je pousse un cri, il ne sera point nègre. Le Noir est une invention du Blanc. Je ne fais que suivre Fanon en disant qu’il faut sortir de cet enfermement.

Même les plus brillants n'échappent pas au dénigrement de leurs pairs...
Même les plus brillants n'échappent pas au dénigrement de leurs pairs...
Vous faites aussi état dans «Au-delà du noir et du blanc» d'un autre problème récurrent chez les Noirs : la facilité à dénigrer leurs congénères qui ont réussi dans un domaine ou dans un autre, et à vouloir les tirer constamment vers le bas. Pour vous, les Noirs trouvent leurs plus farouches ennemis dans leurs propres rangs. Pensez-vous concrètement qu'on puisse affirmer sans risque de se tromper que « l'homme noir n'aime généralement pas le progrès de son frère » ?

Je pourrais vous laisser répondre vous-mêmes à cette question, car j’ai l’impression que consciemment ou inconsciemment, vous en êtes convaincu vous-même. Des farouches défenseurs d’un romantisme noir comme Alpha Blondy ont dit cela. C’est un sentiment humain que l’on retrouve chez le Noir comme chez le Blanc ou chez le Jaune. Mais les situations de crise comme la colonisation peuvent exacerber cette attitude humaine ou alors permettre de la dépasser dans des solidarités. C’est ainsi qu’est née la pensée démocratique pour que la société se protège des tares humaines desquelles nul n’est à l’abri. C’est pour cela que l’on a créé la Sécurité sociale, l’école libre et gratuite, pour que même les plus faibles aient une chance. Croyez-vous que ce soit le cas chez le Noir de manière générale ? Comment se comporte l’élite africaine ? N’est-ce pas généralement en écrasant le peuple ? Aujourd’hui, au Cameroun, on parle de la chasse aux détournements de fonds publics et on parle d’un dirigeant qui aurait volé 40 milliards de Francs. Ce dont vous parlez, c’est ce que je nomme le syndrome de l’évolué ou la tentation de l’égalisation par le bas. Ce sont des tentations bien humaines. On ne les combat pas en proclamant une fraternité factice, mais en bâtissant une fraternité réelle. Si vous allez dans les commissariats de Paris, vous verrez le nombre hallucinant de dénonciations réelles ou calomnieuses des Camerounais les uns envers les autres.

Vous étiez au Cameroun en Janvier pour présenter votre dernier ouvrage. Comment y avez-vous été accueilli et pensez-vous que les jeunes Camerounais qui sont sur place sont sensibles aux problématiques que vous soulevez dans vos livres?

Au Cameroun comme en France, je parle d’identité et de culture ; du fait que les frontières identitaires et culturelles ne sont plus raciales, que la notion de race est obsolète, morte. L’accueil que l’on me réserve au Cameroun est toujours très, très fort. Ils ont compris, et le disent, que je ne triche pas. Je parle du cœur. Je n’ai pas de positionnement stratégique. Pour vous démontrer comment les Camerounais acceptent le débat que j’ai lancé, sachez que Basseck Ba Kobhio avec qui je ferraille le plus, m’a invité au mois de mai à son festival cinéma, Les écrans noirs. C’et une preuve, si besoin en était, que le débat est accepté. Contrairement à ce que l’on pense et distille ici ou là, je jouis d’un accueil exceptionnel au Cameroun auprès des jeunes. Au cours de mon dernier voyage, je tenais une conférence à la MDS d’Etoudi. Nous avons commencé à 14 heures 30. A 17 heures 30, il y avait encore une centaine de jeunes dans cette pièce qui pouvait difficilement en contenir 50 . Réfléchissez un peu. Quel est l’événement qui se déroulait ce jour-là ? Tout simplement le premier match des Lions à la CAN. Et ni les buts d’Eto’o Fils, ni l’égalisation du camp adverse, ni les flonflons de cette fête populaire n’ont fait sortir cette jeunesse. Nous leur avons dit à la mi-temps qu’ils pouvaient aller voir la deuxième partie du match. Que croyez-vous qu’ils ont fait ? ils sont restés là, à discuter avec nous. Et cerise sur le gâteau. Une gamine de dix ans est venue me réciter un poème. Le titre : Gaston, on vous aime. J’en ai encore les larmes de bonheur aux yeux. Après cela, la palabre internautique stérile negro-parisienne des gens qui n’ont pas lu mes livres, a peu d’emprise sur moi. Les jeunes sont en grande majorité avec moi, car, me disent-ils, ils en ont plus qu’assez des récriminations anesthésiantes et soporifiques.

Misère africaine et problème des noirs en occident. Quels liens ?
Misère africaine et problème des noirs en occident. Quels liens ?
Vous précisez aussi dans votre livre, qu'on a tendance à mélanger les problèmes de tous les noirs dans le monde, à tort. Et donc, quels liens faites-vous entre les problèmes de racisme que l'on a en Occident et tous les problèmes de développement qu'on a en Afrique ? L'issue à l'un peut-elle donner le ton pour une issue à l'autre ?

Je regardais récemment un reportage très édifiant sur France II. On montrait la situation dans des pays africains.

D’un côté la République Centrafricaine dont l’usine de production d’électricité datait d’avant les indépendances. Et chaque soir, le directeur de cette usine obsolète au-delà de l’imaginable, criait au miracle quand il voyait la lumière sur Bangui. Et le ministre centrafricain suppliait la France de les aider parce qu’ils ont arrêté de s’entretuer comme des sauvages. On aurait dit un gamin qui demande une sucrerie parce qu’il a arrêté de faire des bêtises, ou alors un petit singe savant qui demande une banane après une pirouette de cirque. Je sais que Batouala s’en retourne encore dans sa tombe. On a aussi montré le Sénégal avec sa jeunesse dynamique qui disait ne plus rien vouloir de la France sinon le respect, et qui nous démontrait que le développement était à sa portée et qu’elle allait le saisir. Le Sénégal n’est donc pas la Centrafrique, peu importe leur commune négrité. Il est évident que les turpitudes africaines déteignent sur le regard que l’on pose sur la négrité occidentale. Dans mon premier livre, je démontre comment vous êtes traité différemment en France, selon que vous êtes un Noir des USA ou du Mali. Mais d’un autre côté aussi, si l’Afrique s’ouvre à sa diaspora et notamment le Cameroun qui nous intéresse, et si l’on cesse de la suspecter de vouloir venir voler la vedette, cette diaspora peut aider l’Afrique comme la diaspora chinoise a fortement contribué au développement économique de la Chine. Je ne parle même pas d’Israël.

Au-delà de ce que vous faites pour les minorités en France, avez-vous des projets pour le Cameroun, car même si Bourguignon vous êtes, vous êtes tout aussi Camerounais ? Si oui, pouvez-vous nous en dire mot ?

Administrativement, je ne suis plus Camerounais. Mon affect est rattaché à ce pays de manière viscérale et indélébile. Mais j’ai fait un choix. Celui d’être français et je l’assume. Je ne peux pas trahir mon pays d’accueil en me disant camerounais. Je suis comme un enfant adopté qui sait qu’il doit beaucoup à ses parents adoptants qui désormais sont ses seuls parents, les autres étant ses géniteurs. Ceci dit, je ne sais pas si vous avez les mêmes exigences d’action ou de résultat pour toutes les autres personnalités noires non bourguignonnes de France ou s’il s’agit de cette espèce de chantage affectif en trahison qui pèse sur nous autres Bounties. Mais je peux vous dire que je vais au Cameroun deux ou trois fois par an. Je voudrais ici remercier le Centre Culturel Français qui prend toujours en charge mes voyages. Quant à ce que je fais au Cameroun, je vous en donne quelques éléments sans fausse modestie et avec beaucoup de fierté en espérant que cela servira d’exemple, modeste certes mais non négligeable. En plus du débat dont je pense que je suis l’un des animateurs, je parraine quelques actions liées à la production et à la diffusion du livre. J’apporte une contribution à la Ronde des poètes, prix de la poésie crée par un jeune professeur Jean-Claude Awono. Je m’occupe de l’installation d’Internet à la Médiathèque Maison des savoirs d’Etoudi du jeune et talentueux Kamdem. Je leur ai offert un ordinateur et je vais financer l’Internet. Je suis en train d’écrire un livre pour la maison d’édition locale Interlignes dirigée par le jeune Funtim. Ils pensent que ça peut enrichir leur catalogue. Je travaille en collaboration avec Nana Payong le roi du livre. Je tiens une chronique hebdomadaire pour un journal local. Je vais poursuivre avec mes moyens modestes mais je vais surtout solliciter les mécènes ici comme Grioo ou Bonaberi.com, pour soutenir cette effervescence intellectuelle que j’ai rencontrée chez les jeunes, là où les gens de ma génération ont été nuls à chier.

Quel message pouvez-vous adresser, pour terminer, aux jeunes internautes qui vous lisent ?

Aujourd’hui, dans le monde, il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. C’est la seule réelle frontière entre les hommes. C’est pour cela que le Japon construisait 150 écoles par an à l’ère du Meiji. L’éducation est donc la clé de tout. Il faut que les jeunes se forment. L’excellence est une valeur sûre, qui finit toujours par l’emporter sur les stigmatisations et le racisme.

Merci M. Kelman

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