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"La haine de l'Occident" : réflexions autour de l'ouvrage de Jean Ziegler
(08/12/2008)
Point de vue, chronique et déblayage de l'ouvrage "haine de l'occident" faits par le professeur Franklin Nyamsi.
Par Pr. Franklin Nyamsi
Jean Ziegler
Jean Ziegler

Note de la rédaction : cet article est en fait une réflexion du professeur Franklin Nyamsi autour de l'ouvrage "la haine de l'Occident" du sociologue politique suisse Jean Ziegler. La rédaction conseille au lecteur de prendre son temps avant de se lancer dans la lecture de ce véritable essai qui est très long, mais aussi très riche de points de vue et d'analyses tant microscopiques que macroscopiques de l'ouvrage, des axes de réflexions mais aussi des phénomènes décrits de façon plus large.

L’indomptable Jean Ziegler vient de commettre chez Albin Michel, en novembre 2008, un livre puissant et alarmant sur l’état du monde, qui exige notre lecture, mais également ravive notre réflexion sur le devenir des populations du sud. Le livre s’intitule emblématiquement « la haine de l’Occident » et se déploie sur trois cents six pages d’une lecture fluide et pédagogique. Faut-il dire ici que « la haine de l’Occident » est un titre que n’importe quel intellectuel intéressé par le sort des populations du Sud, averti de ce qui s’y passe adopterait volontiers sans gêne ? L’hommage au penseur, au combattant acharné des droits des dominés, des pauvres et des sevrés d’humanité qu’est Jean Ziegler ne peut se surpasser sans passer par le contenu de son livre. C’est en le lisant que nous nous réconcilions avec une certaine image de l’intellectuel que la mort de Sartre en France et la neutralisation violente de nombreux intellectuels libres dans les pays du Sud auraient pu donner pour résolument morte. Jean Ziegler, fidèle à lui-même, nous rassure et nous montre à nouveau la trouée de sens dans laquelle nous devons sans répit ahaner pour que demain, se lève un jour meilleur pour les damnés de la terre.




Qu’est-ce que la haine de l’Occident ?

Mais que signifie donc ce titre de Ziegler ? On peut entendre de deux façons l’expression « haine de l’Occident ». Elle peut signifier « la haine de l’Occident envers le reste du monde ». Haine : sentiment de forte répulsion à l’égard d’une idée, d’une chose ou d’une personne. Dans ce cas, on s’attendrait à ce que Ziegler nous fasse relire tous les actes commis par l’Occident, avec les justifications que l’Occident en donne. Mais Ziegler déplace son angle vers une incurie plus profonde. Pourquoi ? L’Occident, défini ici comme la suprématie multiséculaire des hommes blancs sur tous les autres, et par la suite comme la suprématie écrasante du mode de production capitaliste et impérialiste sur les autres modes de production humaine,  cet Occident donc, n’avoue même pas avoir de la haine envers les autres peuples du monde. L’avouer serait infliger un cruel démenti à sa bonne conscience judéo-chrétienne et à sa superbe héritée des outrages des empires gréco-latins et anglo-saxons, à la fausse bonne conscience des partageux de Berlin se divisant le gâteau africain en fin de XIXème siècle, tout comme au bon sens commercial des esclavagistes heureux de Bordeaux, ou à la tranquille assurance des dispensateurs de bienfaits via la Mission Civilisatrice coloniale. L’Occident, justement, affirme officiellement qu’il n’est pas question de repentance, car il n’a rien fait de si grave, rien fait qui ne renvoie à l’universelle souffrance dont tous les hommes auraient été tour à tour acteurs et victimes. Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007 l’a bien rappelé. L’Occident dont le déclin désola si fort l’intelligence de Spengler qu’il le repéra dans son double langage natif, noie ses crimes dans le magma des événements accomplissant la marche irréversible de la raison dans l’Histoire, au nom de la réalisation dans la civilisation démocratique libérale, de cette fin de l’Histoire que revendiquait Francis Fukuyama au pied des ruines fumantes du Mur de Berlin. Ziegler observe donc avec amertume :

« Rarement, dans l’Histoire, les Occidentaux ont témoigné d’un tel aveuglement, d’un tel détachement, d’un tel cynisme qu’aujourd’hui. Leur ignorance des réalités est impressionnante. Et ainsi s’alimente la haine. »(p.285).

Suprême surdité d’une engeance qui se gargarise du discours des droits de l’Homme alors qu’elle n’a jamais fini de se démentir par ses actes contre l’Homme, en terre d’Occident comme au-delà! « La haine de l’Occident » signifie en réalité pour Ziegler la haine suscitée par la criminalité économique, la dévastation sociale et écologique, la domination culturelle et politique violente, mais surtout et l’indifférence sourde de l’Occident à l’égard des autres peuples du monde. Cette haine, tel un cancer se métastasant, se ramifie au cœur des sociétés du Sud elles-mêmes, sous forme de dominations oligarchiques solidaires du capitalisme international et détestées par les populations en tant que représentations concrètes de cet ordre fabricateur d’inhumanité chronique. Le livre de Ziegler est consacré à décrire cette version de la banalité du mal contemporain, en descendant dans les profondeurs de la terre de souffrances des peuples du Sud, dont la mémoire, après un temps d’incubation aussi imprévisible que celui des volcans provisoirement endormis , resurgit sur la scène du ressentiment et exige repentance, réparation et renégociation des conditions d’un vivre-ensemble cosmopolitique.



II. Quelles sont les causes et formes de la haine de l’Occident ?

L’auteur commence donc par ausculter les origines de cette haine, qu’il repère dans les quatre vagues de domination abjecte subies par les peuples du Sud de la part d’un Occident dont la bonne conscience officielle n’est que l’autre nom d’une barbarie qui consiste à « naturaliser l’autre » - se souvenir en ce sens de la querelle entre Sépulvéda et Las Casas à propos de l’âme des indigènes-, avant de le chosifier sans autre forme de scrupule . Le bilan de Ziegler est sans appel : la domination de conquêtes a précédé la domination du Commerce triangulaire, laquelle a préparé la domination coloniale, qui a son tour a fait le lit de la domination actuelle du capital occidental globalisé, « avec ses mercenaires de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, ses sociétés transcontinentales privées et leur idéologie néolibérale .»(p.97).

Ziegler analyse ensuite l’attitude de rejet et de révolte des populations et de nombreuses élites du Sud face à cette « mémoire triomphante, arrogante, imperméable au doute » (p.67) dont l’Occident fait preuve. Du fait de cette surdité criminelle, deux types de haine de sont développées dans les pays du Sud. Une haine pathologique qui conduit aux cultes de mort des mouvements et pays extrémistes, avec le 11 septembre 2001 comme point d’acmé. Cette haine qui a livré par millions des êtres humains aux imprécations de revanchards aveuglés par une lecture archaïsante des textes religieux, annonce un monde de mort et d’absurde qui n’a d’égale que la basse poursuite de l’accumulation criminelle des richesses par la rapacité capitaliste. Le terrorisme singe en réalité son compagnon/ennemi spéculaire, le capitalisme. Une autre haine existe cependant, celle raisonnable et raisonnée de ceux qui, sans tomber dans un racisme antiraciste, n’en veulent pourtant pas moins à un Occident dont ils connaissent les arcanes et les crimes et dont ils ne supportent plus la superbe de donneur de leçons à deux sous.

Tout au long du livre les chiffres palpables des ravages du capitalisme font pièce à toute espèce de sophisme de justification. Les fameux buts du Millénaire (Millenium goals, énoncés en septembre 2000 par les chefs d’Etat et de gouvernement des 192 Etats-membres des Nations Unies à New York) se heurtent au cruel et tragique démenti des faits. « Eradiquer l’extrême pauvreté et la faim » ? En 2008, selon le PNUD, 854 millions de personnes sont gravement et en permanence sous-alimentées, contre 785 millions en 2000. « Améliorer la santé des mères » ? L’UNICEF reconnaît que 28 pays d’Asie n’y parviendront pas et compte en 2007, 500 000 femmes mortes en couches. « Combattre le Sida et d’autres épidémies » ? En 2008, 1, 7 milliard d’êtres humains n’ont pas accès aux soins sanitaires primaires et selon l’OMS, 70% des médicaments vendus en Afrique sont des contrefaçons sans garantie de sécurité ni de qualité. Le SIDA a atteint en 2008, 39,5 millions de personnes, contre 36, 9 millions en 2004. Les morts de la misère capitaliste organisée sont chaque année 6 fois plus importants que ceux de la deuxième Guerre Mondiale ! Et tutti quanti…



III Peut-on illustrer les sources de la haine de l’Occident par des cas typiques et comment en sortir ?

Pour illustrer à suffisance cette démonstration, Ziegler focalise son analyse sur deux pays pris à l’étau de la logique génératrice de la haine de l’Occident : le Nigeria en Afrique de l’Ouest et la Bolivie en Amérique du Sud. Le premier pays cité – où un conflit civil sur fond d’élections truquées vient à nouveau de faire près d’un demi-millier de morts en ce mois de Novembre 2008 – montre les impasses auxquelles la logique occidentale conduit le monde, dans une « fabrique de la haine » généralisée. Le second pays cité, montre comment on peut rompre avec ce système inhumain, malgré des fragilités rémanentes. Nous nous appesantirons un peu sur ces deux modèles contrastés.

Le Nigeria, c’est la république des parrains, où le capitalisme international se fout en réalité de la vie des gens. Le pays est en réalité, derrière son ubuesque déguisement pseudo-démocratique où les élections vont de mascarade en mascarade, tenu d’une main de fer par une oligarchie ethnique nationale, poignée de généraux appartenant aux grands ensembles ethniques du pays et qui ont de logue date, organisé le théâtre politique de cette nation, dès après le renversement du premier Président du Pays Nnamdi Azikiwé. Celui-ci ose en 1960, tenter de diversifier le partenariat économique de son pays, alors déjà mis en coupe réglée par le puissant consortium anglo-hollandais. Azikiwé fait une concession à Elf qui lui vaut un coup d’Etat le 29 juillet 1966, propulsant un certain Yakubu Gowon au sommet de l’Etat. De Gaulle, furieux de voir récuser la concession accordée à la compagnie française Elf, organise alors la sécession du Biafra – région où se trouve le gros des exploitations pétrolières- sous l’égide d’un certain général Emeka Ojukwu, sa marionnette locale.

Les biafrais n’ont jamais sollicité cette indépendance, la guerre s’enlise avec son cortège de morts absurdes. Shell arme Gowon, Elf arme Ojukwu, et les civils africains morflent. Deux millions de morts. Alors, les tuteurs de guerre se réconcilient, signant un nouvel accord de partage du butin gazier et pétrolier nigerian à l’Hôtel Crillon, Place de la Concorde à Paris, le 12 janvier 1970. Depuis lors, le sort des richesses fabuleuses du Nigeria, l’issue des élections au Nigeria, l’avenir du Nigeria, dépendent en réalité des tractations secrètes et dantesques de l’oligarchie de généraux qui tient le pays à la gorge, s’enrichissent outrageusement sans fin, et brutalisent les masses plus que jamais appauvries alors même que le pays engrange chaque année une pluie de milliards de dollars. Les élections nigérianes ne sont que l’ultime mise en scène d’un arrangement entre les détenteurs des clés du palais d’Aso Rock d’Abuja. Ziegler cite le grand Wole Soyinka parlant de son pays, étranglé par les concussions des comparses d’Obasanjo :

« Au Nigeria, c’est la démocratie qui est souillée […]. Notre nation n’ira nulle part, aussi longtemps que les parrains pourront choisir quelles lois sont appliquées […]. Au Nigeria, la politique est nauséabonde. » ( Extrait de Le Monde, du 21 avril 2007, cité par Ziegler,p.159).

N’est-ce pas cette incurie que toute la carrière musicale du plus grand monument de la musique nigériane, l’irréductible Akinfela Anikulapo Kuti, se consacra à dénoncer ? On entend en sourdine, le titre I.T.T. (International Thief-Thief), de Fela derrière ce jugement d’absinthe de Soyinka. Ainsi, par la corruption du sommet à la base de la société, organisée par le système capitaliste prégnant ; par la violence de masse, administrée régulièrement par un régime où l’armée à tous les droits ;par les mascarades électorales qui étouffent sans fin l’expression réelle de la souveraineté des populations nigérianes ; par leur canalisation dans l’identitarisme ethnique qui sert d’exutoire aux insuffisances criminelles de l’Etat fédéral ; par la misère effroyable et l’insécurité horrifiante des masses d’un pays où le pétrole manque aussi cruellement dans les voitures qu’il abonde vers le marché international ; enfin par le désastre écologique sans nom généré dans le coupe-gorge belligène du Delta du Niger,  le Nigéria est le paradigme de la fabrique occidentale de la haine dans les sociétés du Sud. Il existe certes une société civile au potentiel immense au Nigeria, laquelle a pu conduire à  l’élection vite court-circuitée de Moshood Abiola à la tête du pays au début des années 90. Mais le poids de l’empire capitaliste oligarchique nigérian est tel que le pessimisme des analystes sérieux sur l’avenir immédiat du pays n’est pas d’emprunt…

Parcourant le cas nigérian, on sait comment les autres Etats néocoloniaux africains fonctionnent. Les consortiums anglais, américains, hollandais et français du Nigeria jouent exactement le rôle de parrainage criminel et corrompu que les intellectuels francophones, à la suite de l’indomptable François Xavier Vershave, ont appelé la françafrique. C’est la mafia capitaliste internationale qui nomme les dictateurs africains, lesquels à leur tour sélectionnent parmi les principaux ensembles ethniques en partie préfabriqués par l’administration coloniale, les oligarques criminels qui vont gérer la néocolonie avec eux, en ne rendant compte qu’au chef néocolonial et à ses tuteurs coloniaux. On peut, pour tous les autres pays africains frappés de misère comme le Nigeria, reconstituer ce schéma : un pouvoir politique illégitime, violent et discrétionnaire soutenu par des puissances impérialistes occidentales, une oligarchie politico-militaro-administrative violente et corrompue, une société vouée à la corruption, à la débrouillardise et à la misère. Voici comment les élections africaines ont été de longue date transformées en épisodes de violence et d’insignifiance chronique. Voici la source première de la misère et de la malemort sous les tropiques…

Est-il possible diable d’en sortir ? Un dés-étranglement des populations du Sud est-il possible ? Ziegler nous prévient par une note de bas de page 137 que cet ouvrage n’est pas véritablement consacré à l’analyse des mécanismes de domination et de dé-domination endogènes aux Etats néocoloniaux : « Je ne dis rien ici du problème de la représentativité, de la légitimité populaire de nombre de gouvernements du Sud. Il faudrait y consacrer un volume entier ». (p.137)

Mais l’analyse de l’exemple bolivien donne une illustration des possibilités réellement existantes d’une politique de rupture avec l’ordre inique qui génère et la haine pathologique, et la haine raisonnée de l’Occident. L’analyse part d’abord des fondements du capitalisme Occidental, que certains ont vite tendance à oublier, éblouis qu’ils sont par ses réalisations technoscientifiques spectaculaires et par le grisant théâtre de l’hyperconsommation mondialisée. Le point de départ de l’histoire de ce système criminel, c’est un acte militariste d’accumulation initiale, qui compense au-delà de l’imaginable la rentabilité insuffisante de l’exploitation des masses en Occident : « L’accumulation initiale du capital, fondement du développement industriel, financier et politique de l’Occident, s’est opérée dans l’hémisphère Sud » (p.207).  remarque Ziegler, se référant ici aux leçons décisives de Marx, qu’il vaut mieux écouter en personne : « L’histoire moderne du Capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIème siècle […] Le régime colonial assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en  esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital » (Ziegler, op. cit . p.207, citant Marx, Œuvres Complètes, éditées par M.Rubel,Paris Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II : Le Capital, t.1, section VIII.).

La soumission des peuples d’Amérique latine à cette situation d’exploitation va être systématisée par un outil de domination locale, équivalent de l’Etat néocolonial africain d’aujourd’hui. Cet appareil s’appelle là-bas la Sainte Inquisition, ou le Tribunal de l’Eglise. Contrairement au délire mensonger du et cynique du Pape Benoît XVI qui prétendit le 13 mai 2007 que la christianisation de l’Amérique latine fut le désir secret et silencieux, la quête et l’acceptation heureuses du Christ par les amérindiens, l’histoire de la Sainte Inquisition est d’une horreur inégalée et la Bolivie en particulier fut davantage une terre de résistance qu’une terre de pieuse obéissance au vandalisme occidental. Les millions de morts semés par la Guerre de conquête et d’accumulation fondatrice du capitalisme occidental trouvèrent écho à leurs voix assassinées dans la lutte sans cesse renaissante du héros Tupac Amaru, qui livra une guerre de résistance sans pitié aux espagnols  et à la fameuse Saint Inquisition. Dès 1571, une violente révolte balaya les Andes sous la houlette de ce héros se revendiquant de la dignité des grands Incas, qui fut torturé et décapité par les Espagnols, pendant que des milliers d’autochtones étaient trucidés par la furia des envahisseurs. Mais quelques centaines d’années plus tard, c’est des mines que repartit la révolte, sous la direction du métis José Gabriel Condorcanqui qui se nomma Tupac Amaru II et livra pendant sept ans aux côtés des exploités, une guerre acharnée aux espagnols jusqu’à sa mise à mort ignoble en 1781.

Quelques mois seulement après ce supplice, surgissait un autre héros réincarné, Julian Apaza, qui se nomma Tupac Katari et appela à la révolte sur le territoire actuel de Bolivie. Avec près de 40 mille paysans, esclaves africains et mineurs il mit le siège devant La Paz . Il fut exécuté après toute sa famille à La Paz, la même année 1871. Tupac Katari annonça prophétiquement la renaissance de la résistance qu’il avait lui-même recueillie chez ses pionniers archétypiques.  On sait aujourd’hui d’où vient la houle de symboles mobilisateurs qui a porté pour la première fois dans l’histoire de cette Bolivie où le Che Guevara laissa sa vie, l’indien Evo Morales à la présidence de la République.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les leçons de l’expérience bolivienne pour les peuples du Sud qui sont à la recherche d’une rupture avec le monstre tentaculaire du capitalisme occidental. Notons donc en ses grandes lignes, l’enseignement de l’expérience bolivienne. C’est par la construction patiente d’un large front social, le MAS (Moviemento al socialismo) qui est une alliance de syndicats paysans, miniers et urbains, avec une prégnance du syndicat des planteurs de coca ( les cocaleros), que Morales a conquis contre toute attente le pouvoir d’Etat.  Il est donc  clair ici que sans semblable construction de masse dans les autres sociétés du Sud en souffrance, nous pouvons toujours rêver debout. Organiser, structurer, discipliner. Rien, au bout du compte n’est à espérer sans la stricte mise en œuvre de ce triptyque social.

Quelle force sert donc de ciment à cette fusion opérationnelle d’intérêts divergents ? Ziegler observe qu’il s’agit de la mystérieuse puissance venue d’  « une insurrection des consciences, des identités, des mémoires ancestrales » (p.218). Demeurant lucide devant ce puissant facteur émotionnel, l’auteur décrit ensuite un parcours semé d’embûches (pièges des coteries occidentales, clivages ethnicistes internes, difficultés matérielles des réalisations de masse), fait des hasards du destin – Morales a échappé plusieurs fois à la mort violente…-. Mais Ziegler insiste à raison sur l’effort de construction d’un Etat national, qui constitue la colonne vertébrale de l’œuvre de redressement historique du peuple bolivien. Cette puissance mythique incrustée dans les consciences vigilantes du Sud par les luttes répétées contre l’abjection capitaliste doit donc devenir le thème spirituel dominant de nos sociétés civiles, si nous voulons les catalyser à l’exemple du MAS de Morales. C’est ici le lieu de dire l’impérieuse nécessité pour les élites progressistes de gagner la bataille des idées dans les sociétés du Sud, afin d’inspirer aux masses de justes et raisonnables sacrifices pour leur émancipation dans un Etat national les préservant de la misère nue, de la violence et de l’injustice.

Cet effort de construction d’un Etat national passe par une réconciliation mémorielle du peuple qui rend dominante la culture de liberté et de justice dans toutes les institutions du pays. Ce travail de mémoire requiert des moyens matériels pour le soutenir et le féconder en réalisations positives. D’où le nécessaire passage, dans un pays de spoliation multiséculaire,  par une nationalisation raisonnée des ressources économiques nationales qui maintienne un équilibre profitable entre l’intérêt supérieur des masses et le droit à l’initiative économique privée – on sait par exemple en lisant Ziegler que le plan de nationalisation des ressources gazières et pétrolières de la Bolivie par Morales a été mûrement et professionnellement préparé pendant de longs mois et que c’est sur la base d’un accord gagnant/gagnant que les multinationales qui pompaient sauvagement le sous/sol bolivien ont malgré tout accepté de rester des sociétés de services de l’Etat bolivien. Bien sûr, la construction d’un Etat national passe principalement par des réalisations concrètes pour le bien-être des masses dans les domaines de l’alimentation, de la santé, du logement, de l’éducation, de la sécurité, et de la justice.

Sans cette transformation qualitative de la vie des boliviens, Ziegler voit poindre la double menace de l’ethnicisme nationaliste cristallisé autour de la figure du tribun indien Felipe Quispe et de la revancharde réaction des héritiers capitalistes et néonazis organisés autour de la région richissime de Santa Cruz pour abattre Morales et la révolution socialiste qu’il dirige. C’est enfin ici que pèse de tout son poids, la puissance des alliances efficaces entre mouvements progressistes du monde entier : l’Algérie de Bouteflika, le Venezuela de Chavez, le Cuba de Castro, sont autant d’alliés sans lesquels les questions techniques liées au renversement de l’oligarchie capitaliste bolivienne eussent vite fait péricliter le MAS. Tout un art de la transition vers l’Etat national est donc à tirer de l’analyse de l’histoire récente de Bolivie, tout comme dans celles du Venezuela, du Chili, de l’Equateur, tous pays qui marchent vers l’émergence d’une monnaie commune dans les prochaines années…Il appartient donc indiscutablement aux élites progressistes de chaque pays et de chaque continent du monde d’élaborer en partant du concret de la domination dans leurs sociétés respectives, des démarches émancipatoires analogues – à ne pas confondre avec identiques - à celle du MAS de Morales.



IV. Tâches en attente

Le livre de Ziegler montre ainsi, par l’exemple bolivien contemporain, que rien n’est jamais perdu d’avance pour qui a le courage d’entreprendre et de comprendre ce monde. On eût peut-être cependant espéré que la lecture zieglérienne de la haine de l’Occident balaie également à la porte de l’histoire du socialisme d’Etat, qui a coûté aussi bien aux peuples d’Occident qu’aux peuples du Sud, de bien nombreuses aventures stériles et des millions de morts inutiles. Le livre noir du Communisme  (Editions Laffont, Paris, 1997) ne raconte pas que des fadaises. Il y a à repenser, sans tomber sous la fascination du capitalisme, une politique de Gauche instruite des erreurs, des fautes et des crimes de la Gauche au XXème siècle. Ces erreurs, fautes et crimes, il faut le dire, ne sont pas à comparer aux crimes plus anciens et plus nombreux du capitalisme cynique. Ici comme dans le domaine de la concurrence mémorielle, comparer serait diluer la banalité du Mal dans les guéguerres statistiques.

Et si les Morales et les Chavez ont aujourd’hui mis en place un système gagnant/gagnant entre l’Etat et l’initiative économique privée, s’ils ont placé au cœur de leur projet politique le respect des Droits de l’Homme, s’ils ont renoncé au centralisme démocratique, s’ils veulent tant investir dans l’éducation, dans l’écologie et dans la recherche technologique et scientifique, c’est sans doute forts de leçons qui profiteront plus que jamais à l’immense peuple de gauche en perdition sous ces couperets impérialistes plus que jamais cyniques en Occident comme dans le Sud. Enfin, Jean Ziegler aurait également pu s’intéresser à la crise des solidarités inter-progressistes, qui résulte en partie certes comme il l’affirme, de la Chute du Mur de Berlin et de l’esseulement idéologique des peuples du Sud, mais pour partie aussi d’un plus ancien phénomène : celui de la nationalisation et de l’embourgeoisement des gauches occidentales, en même temps que des élites criminelles qui ont sérieusement dévoyé l’éthique du socialisme en Afrique.

Ces réserves n’empêchent pas de saluer avec révérence le travail exceptionnel de l’indomptable Ziegler et de lui souhaiter toute la force et tout le temps nécessaires pour nous servir encore d’aussi vigoureux viatiques de lutte ! Au fait, pourquoi l’appelons-nous « L’indomptable Ziegler » ?  Pour son amour têtu de l’humanité de l’homme, traduit par cette maxime qu’il emprunte à Sartre : « Pour aimer les hommes, il détester fortement ce qui les opprime. » En Ziegler brille la flamme intarissable d’un humanisme que les progressistes de tous les cieux ne peuvent qu’honorer.






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