Jean Ziegler
Note de la rédaction : cet article est en fait
une réflexion du professeur Franklin Nyamsi autour de l'ouvrage "la haine de
l'Occident" du sociologue politique suisse Jean Ziegler. La rédaction conseille
au lecteur de prendre son temps avant de se lancer dans la lecture de ce
véritable essai qui est très long, mais aussi très riche de points de vue et
d'analyses tant microscopiques que macroscopiques de l'ouvrage, des axes de
réflexions mais aussi des phénomènes décrits de façon plus large.
L’indomptable Jean Ziegler vient de commettre chez Albin Michel, en novembre
2008, un livre puissant et alarmant sur l’état du monde, qui exige notre lecture, mais
également ravive notre réflexion sur le devenir des populations du sud. Le livre s’intitule
emblématiquement « la haine de l’Occident » et se déploie sur trois cents six
pages d’une lecture fluide et pédagogique. Faut-il dire ici que « la haine de
l’Occident » est un titre que n’importe quel intellectuel intéressé par le sort
des populations du Sud, averti de ce qui s’y passe adopterait volontiers sans
gêne ? L’hommage au penseur, au combattant acharné des droits des dominés, des
pauvres et des sevrés d’humanité qu’est Jean Ziegler ne peut se surpasser sans
passer par le contenu de son livre. C’est en le lisant que nous nous
réconcilions avec une certaine image de l’intellectuel que la mort de Sartre en
France et la neutralisation violente de nombreux intellectuels libres dans les
pays du Sud auraient pu donner pour résolument morte. Jean Ziegler, fidèle à
lui-même, nous rassure et nous montre à nouveau la trouée de sens dans laquelle
nous devons sans répit ahaner pour que demain, se lève un jour meilleur pour les
damnés de la terre.
Qu’est-ce que la haine de l’Occident ?
Mais que signifie donc ce titre de Ziegler ? On peut entendre de deux façons
l’expression « haine de l’Occident ». Elle
peut signifier « la haine de l’Occident envers le reste du monde ». Haine :
sentiment de forte répulsion à l’égard d’une idée, d’une chose ou d’une
personne. Dans ce cas, on s’attendrait à ce que Ziegler nous fasse relire tous
les actes commis par l’Occident, avec les justifications que l’Occident en
donne. Mais Ziegler déplace son angle vers une incurie plus profonde. Pourquoi ?
L’Occident, défini ici comme la suprématie multiséculaire des hommes blancs sur
tous les autres, et par la suite comme la suprématie écrasante du mode de
production capitaliste et impérialiste sur les autres modes de production
humaine, cet Occident donc, n’avoue même pas avoir de la haine envers les
autres peuples du monde. L’avouer serait infliger un cruel démenti à sa bonne
conscience judéo-chrétienne et à sa superbe héritée des outrages des empires
gréco-latins et anglo-saxons, à la fausse bonne conscience des partageux de
Berlin se divisant le gâteau africain en fin de XIXème siècle, tout comme au bon
sens commercial des esclavagistes heureux de Bordeaux, ou à la tranquille assurance des
dispensateurs de bienfaits via la Mission Civilisatrice coloniale. L’Occident, justement, affirme
officiellement qu’il n’est pas question de repentance, car il n’a rien fait de
si grave, rien fait qui ne renvoie à l’universelle souffrance dont tous les
hommes auraient été tour à tour acteurs et victimes. Le discours de Nicolas
Sarkozy à Dakar en juillet 2007 l’a bien rappelé. L’Occident dont le déclin
désola si fort l’intelligence de Spengler qu’il le repéra dans son double
langage natif, noie ses crimes dans le magma des événements accomplissant la
marche irréversible de la raison dans l’Histoire, au nom de la réalisation dans
la civilisation démocratique libérale, de cette fin de l’Histoire que
revendiquait Francis Fukuyama au pied des ruines fumantes du Mur de Berlin.
Ziegler observe donc avec amertume :
« Rarement, dans l’Histoire, les Occidentaux ont témoigné d’un tel aveuglement,
d’un tel détachement, d’un tel cynisme qu’aujourd’hui. Leur ignorance des
réalités est impressionnante. Et ainsi s’alimente la haine. »(p.285).
Suprême surdité d’une engeance qui se gargarise du discours des droits de
l’Homme alors qu’elle n’a jamais fini de se démentir par ses actes contre
l’Homme, en terre d’Occident comme au-delà! « La haine de l’Occident » signifie
en réalité pour Ziegler la haine suscitée par la criminalité économique, la
dévastation sociale et écologique, la domination culturelle et politique
violente, mais surtout et l’indifférence sourde de l’Occident à l’égard des
autres peuples du monde. Cette haine, tel un cancer se métastasant, se ramifie
au cœur des sociétés du Sud elles-mêmes, sous forme de dominations oligarchiques
solidaires du capitalisme international et détestées par les populations en tant
que représentations concrètes de cet ordre fabricateur d’inhumanité chronique.
Le livre de Ziegler est consacré à décrire cette version de la banalité du mal
contemporain, en descendant dans les profondeurs de la terre de souffrances des
peuples du Sud, dont la mémoire, après un temps d’incubation aussi imprévisible
que celui des volcans provisoirement endormis , resurgit sur la scène du
ressentiment et exige repentance, réparation et renégociation des conditions
d’un vivre-ensemble cosmopolitique.
II. Quelles sont les causes et formes de la haine de l’Occident ?
L’auteur commence donc par ausculter les origines de cette haine, qu’il repère
dans les quatre vagues de domination abjecte subies par les peuples du Sud de la
part d’un Occident dont la bonne conscience officielle n’est que l’autre nom
d’une barbarie qui consiste à « naturaliser l’autre » - se souvenir en ce sens
de la querelle entre Sépulvéda et Las Casas à propos de l’âme des indigènes-,
avant de le chosifier sans autre forme de scrupule . Le bilan de Ziegler est
sans appel : la domination de conquêtes a précédé la domination du Commerce
triangulaire, laquelle a préparé la domination coloniale, qui a son tour a fait
le lit de la domination actuelle du capital occidental globalisé, « avec ses
mercenaires de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire
international, de la Banque mondiale, ses sociétés transcontinentales privées et
leur idéologie néolibérale .»(p.97).
Ziegler analyse ensuite l’attitude de rejet et de révolte des populations et de
nombreuses élites du Sud face à cette « mémoire triomphante, arrogante,
imperméable au doute » (p.67) dont l’Occident fait preuve. Du fait de cette
surdité criminelle, deux types de haine de sont développées dans les pays du
Sud. Une haine pathologique qui conduit aux cultes de mort des mouvements et
pays extrémistes, avec le 11 septembre 2001 comme point d’acmé. Cette haine qui
a livré par millions des êtres humains aux imprécations de revanchards aveuglés
par une lecture archaïsante des textes religieux, annonce un monde de mort et
d’absurde qui n’a d’égale que la basse poursuite de l’accumulation criminelle
des richesses par la rapacité capitaliste. Le terrorisme singe en réalité son
compagnon/ennemi spéculaire, le capitalisme. Une autre haine existe cependant,
celle raisonnable et raisonnée de ceux qui, sans tomber dans un racisme
antiraciste, n’en veulent pourtant pas moins à un Occident dont ils connaissent
les arcanes et les crimes et dont ils ne supportent plus la superbe de donneur
de leçons à deux sous.
Tout au long du livre les chiffres palpables des ravages du capitalisme font
pièce à toute espèce de sophisme de justification. Les fameux buts du Millénaire
(Millenium goals, énoncés en septembre
2000 par les chefs d’Etat et de gouvernement des 192 Etats-membres des Nations
Unies à New York) se heurtent au cruel et tragique démenti des faits.
« Eradiquer l’extrême pauvreté et la faim » ? En 2008, selon le PNUD, 854
millions de personnes sont gravement
et en permanence sous-alimentées, contre 785 millions en 2000. « Améliorer la
santé des mères » ? L’UNICEF reconnaît que 28 pays d’Asie n’y parviendront pas
et compte en 2007, 500 000 femmes mortes en couches. « Combattre le Sida et
d’autres épidémies » ? En 2008, 1, 7 milliard d’êtres humains n’ont pas accès
aux soins sanitaires primaires et selon l’OMS, 70% des médicaments vendus en
Afrique sont des contrefaçons sans garantie de sécurité ni de qualité. Le SIDA a
atteint en 2008, 39,5 millions de personnes, contre 36, 9 millions en 2004. Les
morts de la misère capitaliste organisée sont chaque année 6 fois plus
importants que ceux de la deuxième Guerre Mondiale ! Et tutti quanti…
III Peut-on illustrer les sources de la haine de l’Occident par des cas typiques et comment en sortir ?
Pour illustrer à suffisance cette démonstration, Ziegler focalise son analyse
sur deux pays pris à l’étau de la logique génératrice de la haine de
l’Occident : le Nigeria en Afrique de l’Ouest et la Bolivie en Amérique du Sud.
Le premier pays cité – où un conflit civil sur fond d’élections truquées vient à
nouveau de faire près d’un demi-millier de morts en ce mois de Novembre 2008 –
montre les impasses auxquelles la logique occidentale conduit le monde, dans une
« fabrique de la haine » généralisée. Le second pays cité, montre comment on
peut rompre avec ce système inhumain, malgré des fragilités rémanentes. Nous
nous appesantirons un peu sur ces deux modèles contrastés.
Le Nigeria, c’est la république des parrains, où le capitalisme international se
fout en réalité de la vie des gens. Le pays est en réalité, derrière son
ubuesque déguisement pseudo-démocratique où les élections vont de mascarade en
mascarade, tenu d’une main de fer
par une oligarchie ethnique nationale, poignée de généraux appartenant aux grands ensembles ethniques du pays et
qui ont de logue date, organisé le théâtre politique de cette nation, dès après
le renversement du premier Président du Pays Nnamdi Azikiwé. Celui-ci ose en
1960, tenter de diversifier le partenariat économique de son pays, alors déjà
mis en coupe réglée par le puissant consortium anglo-hollandais. Azikiwé fait
une concession à Elf qui lui vaut un coup d’Etat le 29 juillet 1966, propulsant
un certain Yakubu Gowon au sommet de l’Etat. De Gaulle, furieux de voir récuser la concession accordée à la compagnie
française Elf, organise alors la sécession du Biafra – région où se trouve le
gros des exploitations pétrolières- sous l’égide d’un certain général Emeka
Ojukwu, sa marionnette locale.
Les biafrais n’ont jamais sollicité cette
indépendance, la guerre s’enlise avec son cortège de morts absurdes. Shell arme
Gowon, Elf arme Ojukwu, et les civils africains morflent. Deux millions de
morts. Alors, les tuteurs de guerre
se réconcilient, signant un nouvel accord de partage du butin gazier et pétrolier nigerian
à l’Hôtel Crillon, Place de la Concorde à Paris, le 12 janvier 1970. Depuis
lors, le sort des richesses fabuleuses du Nigeria, l’issue des élections au
Nigeria, l’avenir du Nigeria, dépendent en réalité des tractations secrètes et
dantesques de l’oligarchie de généraux qui tient le pays à la gorge,
s’enrichissent outrageusement sans fin, et brutalisent les masses plus que
jamais appauvries alors même que le pays engrange chaque année une pluie de
milliards de dollars. Les élections nigérianes ne sont que l’ultime mise en
scène d’un arrangement entre les détenteurs des clés du palais d’Aso Rock
d’Abuja. Ziegler cite le grand Wole Soyinka parlant de son pays, étranglé par
les concussions des comparses d’Obasanjo :
« Au Nigeria, c’est la démocratie qui est souillée […]. Notre nation n’ira nulle
part, aussi longtemps que les parrains pourront choisir quelles lois sont
appliquées […]. Au Nigeria, la politique est nauséabonde. » ( Extrait de
Le Monde, du 21 avril 2007, cité par
Ziegler,p.159).
N’est-ce pas cette incurie que toute la carrière musicale du plus grand monument
de la musique nigériane, l’irréductible Akinfela Anikulapo Kuti, se consacra à
dénoncer ? On entend en sourdine, le titre I.T.T. (International Thief-Thief),
de Fela derrière ce jugement d’absinthe de Soyinka. Ainsi, par la corruption du
sommet à la base de la société, organisée par le système capitaliste prégnant ;
par la violence de masse, administrée régulièrement par un régime où l’armée à
tous les droits ;par les mascarades électorales qui étouffent sans fin
l’expression réelle de la souveraineté des populations nigérianes ; par leur
canalisation dans l’identitarisme ethnique qui sert d’exutoire aux insuffisances
criminelles de l’Etat fédéral ; par la misère effroyable et l’insécurité
horrifiante des masses d’un pays où le pétrole manque aussi cruellement dans les
voitures qu’il abonde vers le marché international ; enfin par le désastre
écologique sans nom généré dans le coupe-gorge belligène du Delta du Niger, le Nigéria est le paradigme de la
fabrique occidentale de la haine dans les sociétés du Sud. Il existe certes une
société civile au potentiel immense au Nigeria, laquelle a pu conduire à l’élection vite court-circuitée de
Moshood Abiola à la tête du pays au début des années 90. Mais le poids de
l’empire capitaliste oligarchique nigérian est tel que le pessimisme des
analystes sérieux sur l’avenir immédiat du pays n’est pas d’emprunt…
Parcourant le cas nigérian, on sait comment les autres Etats néocoloniaux
africains fonctionnent. Les consortiums anglais, américains, hollandais et
français du Nigeria jouent
exactement le rôle de parrainage criminel et corrompu que les intellectuels
francophones, à la suite de l’indomptable François Xavier Vershave, ont appelé
la françafrique. C’est la mafia capitaliste internationale qui nomme les
dictateurs africains, lesquels à leur tour sélectionnent parmi les principaux
ensembles ethniques en partie préfabriqués par l’administration coloniale, les
oligarques criminels qui vont gérer la néocolonie avec eux, en ne rendant compte
qu’au chef néocolonial et à ses tuteurs coloniaux. On peut, pour tous les autres
pays africains frappés de misère comme le Nigeria, reconstituer ce schéma : un
pouvoir politique illégitime, violent et discrétionnaire soutenu par des
puissances impérialistes occidentales, une oligarchie
politico-militaro-administrative violente et corrompue, une société vouée à la
corruption, à la débrouillardise et à la misère. Voici comment les élections
africaines ont été de longue date transformées en épisodes de violence et
d’insignifiance chronique. Voici la source première de la misère et de la
malemort sous les tropiques…
Est-il possible diable d’en sortir ? Un dés-étranglement des populations du Sud
est-il possible ? Ziegler nous prévient par une note de bas de page 137 que cet
ouvrage n’est pas véritablement consacré à l’analyse des mécanismes de
domination et de dé-domination endogènes aux Etats néocoloniaux : « Je ne dis
rien ici du problème de la représentativité, de la légitimité populaire de
nombre de gouvernements du Sud. Il faudrait y consacrer un volume entier ».
(p.137)
Mais l’analyse de l’exemple bolivien donne une illustration des possibilités
réellement existantes d’une politique de rupture avec l’ordre inique qui génère
et la haine pathologique, et la haine raisonnée de l’Occident. L’analyse part
d’abord des fondements du capitalisme Occidental, que certains ont vite tendance
à oublier, éblouis qu’ils sont par ses réalisations technoscientifiques
spectaculaires et par le grisant théâtre de l’hyperconsommation mondialisée. Le
point de départ de l’histoire de ce système criminel, c’est un acte militariste
d’accumulation initiale, qui compense au-delà de l’imaginable la rentabilité
insuffisante de l’exploitation des masses en Occident : « L’accumulation
initiale du capital, fondement du développement industriel, financier et
politique de l’Occident, s’est opérée dans l’hémisphère Sud » (p.207). remarque Ziegler, se référant ici aux
leçons décisives de Marx, qu’il vaut mieux écouter en personne : « L’histoire
moderne du Capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes
au XVIème siècle […] Le régime colonial assurait des débouchés aux manufactures
naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du
marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le
travail forcé des indigènes réduits en
esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la
mère patrie pour y fonctionner comme capital » (Ziegler, op. cit . p.207, citant
Marx, Œuvres Complètes, éditées par M.Rubel,Paris Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », vol. II : Le Capital, t.1, section VIII.).
La soumission des peuples d’Amérique latine à cette situation d’exploitation va
être systématisée par un outil de domination locale, équivalent de l’Etat
néocolonial africain d’aujourd’hui. Cet appareil s’appelle là-bas la Sainte
Inquisition, ou le Tribunal de l’Eglise. Contrairement au délire mensonger du et
cynique du Pape Benoît XVI qui prétendit le 13 mai 2007 que la christianisation
de l’Amérique latine fut le désir
secret et silencieux, la quête et l’acceptation heureuses du Christ par les
amérindiens, l’histoire de la Sainte Inquisition est d’une horreur inégalée et
la Bolivie en particulier fut davantage une terre de résistance qu’une terre de
pieuse obéissance au vandalisme occidental. Les millions de morts semés par la
Guerre de conquête et d’accumulation fondatrice du capitalisme occidental
trouvèrent écho à leurs voix assassinées dans la lutte sans cesse renaissante du
héros Tupac Amaru, qui livra une guerre de résistance sans pitié aux espagnols et à la fameuse Saint Inquisition.
Dès 1571, une violente révolte balaya les Andes sous la houlette de ce héros se
revendiquant de la dignité des grands Incas, qui fut torturé et décapité par les
Espagnols, pendant que des milliers d’autochtones étaient trucidés par la furia
des envahisseurs. Mais quelques
centaines d’années plus tard, c’est des mines que repartit la révolte, sous la
direction du métis José Gabriel Condorcanqui qui se nomma Tupac Amaru II et
livra pendant sept ans aux côtés des exploités, une guerre acharnée aux
espagnols jusqu’à sa mise à mort ignoble en 1781.
Quelques mois seulement après
ce supplice, surgissait un autre héros réincarné, Julian Apaza, qui se nomma
Tupac Katari et appela à la révolte sur le territoire actuel de Bolivie. Avec
près de 40 mille paysans, esclaves africains et mineurs il mit le siège devant
La Paz . Il fut exécuté après toute sa famille à La Paz, la même année 1871.
Tupac Katari annonça prophétiquement la renaissance de la résistance qu’il avait
lui-même recueillie chez ses pionniers archétypiques. On sait aujourd’hui d’où vient la
houle de symboles mobilisateurs qui a porté pour la première fois dans
l’histoire de cette Bolivie où le Che Guevara laissa sa vie, l’indien Evo
Morales à la présidence de la République.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les leçons de l’expérience bolivienne pour
les peuples du Sud qui sont à la recherche d’une rupture avec le monstre
tentaculaire du capitalisme occidental. Notons donc en ses grandes lignes,
l’enseignement de l’expérience bolivienne. C’est par la construction patiente
d’un large front social, le MAS (Moviemento al socialismo) qui est une alliance
de syndicats paysans, miniers et urbains, avec une prégnance du syndicat des
planteurs de coca ( les cocaleros),
que Morales a conquis contre toute attente le pouvoir d’Etat. Il est donc clair ici que sans semblable
construction de masse dans les autres sociétés du Sud en souffrance, nous
pouvons toujours rêver debout. Organiser, structurer, discipliner. Rien, au bout
du compte n’est à espérer sans la stricte mise en œuvre de ce triptyque social.
Quelle force sert donc de ciment à cette fusion opérationnelle d’intérêts
divergents ? Ziegler observe qu’il s’agit de la mystérieuse puissance venue d’
« une insurrection des consciences, des identités, des mémoires ancestrales »
(p.218). Demeurant lucide devant ce puissant facteur émotionnel, l’auteur décrit
ensuite un parcours semé d’embûches (pièges des coteries occidentales, clivages
ethnicistes internes, difficultés matérielles des réalisations de masse), fait
des hasards du destin – Morales a échappé plusieurs fois à la mort violente…-.
Mais Ziegler insiste à raison sur l’effort de construction d’un Etat national,
qui constitue la colonne vertébrale de l’œuvre de redressement historique du
peuple bolivien. Cette puissance
mythique incrustée dans les consciences vigilantes du Sud par les luttes
répétées contre l’abjection capitaliste doit donc devenir le thème spirituel
dominant de nos sociétés civiles, si nous voulons les catalyser à l’exemple du
MAS de Morales. C’est ici le lieu de dire l’impérieuse nécessité pour les élites
progressistes de gagner la bataille des idées dans les sociétés du Sud, afin
d’inspirer aux masses de justes et raisonnables sacrifices pour leur
émancipation dans un Etat national les préservant de la misère nue, de la
violence et de l’injustice.
Cet effort de construction d’un Etat national passe par une réconciliation
mémorielle du peuple qui rend dominante la culture de liberté et de justice dans
toutes les institutions du pays. Ce travail de mémoire requiert des moyens
matériels pour le soutenir et le féconder en réalisations positives. D’où le
nécessaire passage, dans un pays de spoliation multiséculaire, par une nationalisation raisonnée des
ressources économiques nationales qui maintienne un équilibre profitable entre
l’intérêt supérieur des masses et le droit à l’initiative économique privée – on
sait par exemple en lisant Ziegler que le plan de nationalisation des ressources
gazières et pétrolières de la Bolivie par Morales a été mûrement et
professionnellement préparé pendant de longs mois et que c’est sur la base d’un
accord gagnant/gagnant que les multinationales qui pompaient sauvagement le
sous/sol bolivien ont malgré tout accepté de rester des sociétés de services de
l’Etat bolivien. Bien sûr, la construction d’un Etat national passe
principalement par des réalisations concrètes pour le bien-être des masses dans
les domaines de l’alimentation, de la santé, du logement, de l’éducation, de la
sécurité, et de la justice.
Sans cette transformation qualitative de la vie des
boliviens, Ziegler voit poindre la
double menace de l’ethnicisme nationaliste cristallisé autour de la figure du
tribun indien Felipe Quispe et de la revancharde réaction des héritiers
capitalistes et néonazis organisés autour de la région richissime de Santa Cruz
pour abattre Morales et la révolution socialiste qu’il dirige. C’est enfin ici
que pèse de tout son poids, la puissance des alliances efficaces entre
mouvements progressistes du monde entier : l’Algérie de Bouteflika, le Venezuela
de Chavez, le Cuba de Castro, sont autant d’alliés sans lesquels les questions
techniques liées au renversement de l’oligarchie capitaliste bolivienne eussent
vite fait péricliter le MAS. Tout un art de la transition vers l’Etat national
est donc à tirer de l’analyse de l’histoire récente de Bolivie, tout comme dans
celles du Venezuela, du Chili, de l’Equateur, tous pays qui marchent vers
l’émergence d’une monnaie commune dans les prochaines années…Il appartient donc
indiscutablement aux élites progressistes de chaque pays et de chaque continent
du monde d’élaborer en partant du concret de la domination dans leurs sociétés
respectives, des démarches émancipatoires analogues – à ne pas confondre avec
identiques - à celle du MAS de Morales.
IV. Tâches en attente
Le livre de Ziegler montre ainsi, par l’exemple bolivien contemporain, que rien
n’est jamais perdu d’avance pour qui a le courage d’entreprendre et de
comprendre ce monde. On eût peut-être cependant espéré que la lecture
zieglérienne de la haine de l’Occident balaie également à la porte de l’histoire
du socialisme d’Etat, qui a coûté aussi bien aux peuples d’Occident qu’aux
peuples du Sud, de bien nombreuses aventures stériles et des millions de morts
inutiles. Le livre noir du Communisme (Editions Laffont, Paris, 1997) ne
raconte pas que des fadaises. Il y a à repenser, sans tomber sous la fascination
du capitalisme, une politique de Gauche instruite des erreurs, des fautes et des
crimes de la Gauche au XXème siècle. Ces erreurs, fautes et crimes, il faut le
dire, ne sont pas à comparer aux crimes plus anciens et plus nombreux du
capitalisme cynique. Ici comme dans le domaine de la concurrence mémorielle,
comparer serait diluer la banalité du Mal dans les guéguerres statistiques.
Et
si les Morales et les Chavez ont aujourd’hui mis en place un système
gagnant/gagnant entre l’Etat et l’initiative économique privée, s’ils ont placé
au cœur de leur projet politique le respect des Droits de l’Homme, s’ils ont
renoncé au centralisme démocratique, s’ils veulent tant investir dans
l’éducation, dans l’écologie et dans la recherche technologique et scientifique,
c’est sans doute forts de leçons qui profiteront plus que jamais à l’immense
peuple de gauche en perdition sous ces couperets impérialistes plus que jamais
cyniques en Occident comme dans le Sud. Enfin, Jean Ziegler aurait également pu
s’intéresser à la crise des solidarités inter-progressistes, qui résulte en
partie certes comme il l’affirme, de la Chute du Mur de Berlin et de
l’esseulement idéologique des peuples du Sud, mais pour partie aussi d’un plus
ancien phénomène : celui de la nationalisation et de l’embourgeoisement des
gauches occidentales, en même temps que des élites criminelles qui ont
sérieusement dévoyé l’éthique du socialisme en Afrique.
Ces réserves n’empêchent
pas de saluer avec révérence le
travail exceptionnel de l’indomptable Ziegler et de lui souhaiter toute la force
et tout le temps nécessaires pour nous servir encore d’aussi vigoureux viatiques
de lutte ! Au fait, pourquoi l’appelons-nous « L’indomptable Ziegler » ? Pour son amour têtu de l’humanité de
l’homme, traduit par cette maxime qu’il emprunte à Sartre : « Pour aimer les
hommes, il détester fortement ce qui les opprime. » En Ziegler brille la flamme
intarissable d’un humanisme que les progressistes de tous les cieux ne peuvent
qu’honorer.
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