Pendant les deux premiers décennats de son
magistère, il a savamment perpétué ce système plus par facilité que
par stratégie réelle de gouvernance. Un système qui s’est auto-entretenu et
reproduit pendant des années avant de commencer à se désintégrer lentement,
victime de l’usure du temps et de son manque de perspective. Les instruments
d’hier paraissant progressivement inadaptés aux réalités de l’instant, par
quelques subtiles manœuvres, il essaie de pérenniser un appareil bureaucratique
politisé, morcelé et « privatisé » par des intérêts parcellaires. Pour y
parvenir, il s’appuie de manière constante sur des réseaux
géo-ethnicisés dont il est le référent incontournable. Il a créé
ainsi des castes et des « clans de parachutés » qui se sont enrichis sans limite
ni contrôle. Un système hypertrophié auto-centré, qui s’auto-régule et
s’auto-nourrit. Le choix des élus de ces cénacles ne répond à aucun critère
véritable de compétence, mais plutôt guidé par des cercles et des réseaux,
auxquels « Le Prince » délègue la gestion collective des émotions des
territoires qu’il leur confie. Utiles dans sa stratégie, ces réseaux
d’hiérarques servent de repères et de relais d’information. Des hommes, de ses
compatriotes, des Camerounais, Biya n’en sait que ce que ces réseaux veulent
bien lui rapporter. Ses compatriotes, il ne les connait pas. Il a toujours vécu
en dehors de leurs préoccupations, dans un univers périphérique, question de
destin et de parcours. La vie des gens, des vrais gens, des gens du Cameroun,
Paul Biya l’ignore et semble s’en désintéresser. La notion de l’altérité lui est
étrangère, non par égocentrisme, mais plus par ignorance de l’autre. La nation
telle qu'il la conçoit est dématérialisée et n’existe que par l’addition des ses
différentes entités cohabitantes, sans lien véritable.
En fait, pour Paul Biya, le concept fumeux d’ «équilibre régional » est un mode
de gouvernance opératoire couplé à la pérennité idéologique d’un corps social
structuré en ethnies et clans. L’exercice solitaire du pouvoir l’a
progressivement poussé à se conduire comme un fugitif de la communication.
Econome de ses mots, il ne donne pratiquement jamais d’explication aux maux de
son pays : le règne de la décadence du langage. Et face à un président dont
l’art oratoire, n’est pas la qualité première, l’opposition à son tour divisée
et éparpillée reste atone, ne s’exprimant que pour faire étalage de son
incapacité à proposer une alternative crédible au système en place.
Biya passe pour être un « mystérieux », mais ceux qui le connaissent le disent
« contenu » naturellement et « éruptif » quand il est contrarié. Vu de loin il
est expectatif, de près c’est un introspectif déroutant, qui cultive l’art de la
dissimulation jusqu’à l’obsession. Question de caractère et sûrement
d’éducation. Celle qui a fondé son destin et sa carrière d’homme de pouvoir au
sein du pouvoir. Biya est « propriétaire du pouvoir ». Il n'en est pas le
représentant. Biya, contrairement aux apparences n’est pas discret, il est
secret par opportunisme, traînant dans son sillage tortueux, le Cameroun, son
Cameroun par opportunité. Anorexique du bon sens, c’est un serial killer de
l’excellence.
Après plus d’un quart de siècle d’exercice “confortable” du pouvoir, le
successeur d’Ahidjo, est désormais face à la dure réalité des
cycles de vie. « Le réel est un piège qui ne prend personne par surprise. Mais
l’esprit des hommes est ainsi fait que ceux-ci s’estiment presque toujours
trahis et pris de court par une réalité qui s’était pourtant annoncée à l’avance
et en toutes lettres. C’est, bien souvent, le sentiment d’être trompé qui est
trompeur ». Biya s’est trompé en croyant que son mode de
gouvernance sans prise de risque réel était pérenne et perpétuel.
Son système n’a pas réussi à se régénérer. Il est patiemment entrain
d’imploser de l’intérieur. Le président l’a compris. Il le sait. Il a toujours
donné le tempo et pense pouvoir continuer. Mais, il s’aperçoit que les choses
lui échappent. Il a perdu le contrôle de certains leviers
«détournés » par ceux qu’il a contribués à créer. Vécue comme une trahison, leur
velléité d’autonomie en dehors du système est punie sans état d’âme. L’Opération
Epervier en cela n’est pas une surprise. Elle fait partie des artifices créés
pour essayer de sauver ce qui peut l’être en entretenant une psychose de façade.
L’objectif n’est pas tant d’éliminer les potentiels gêneurs ou rivaux comme le
suggèrent certaines analyses, mais plutôt de donner l’illusion de tenir les
manettes, toutes les manettes du système et imposer le tempo à tout instant. Son
grand échec est qu’il n’a jamais pu ou voulu introduire véritablement du « sang
neuf » dans son système, par “confort” une fois encore, mais surtout
par crainte d’en perdre le contrôle. Paul Biya a toujours fait appel aux
mêmes personnalités pour occuper des postes de responsabilité, question de
routine et de méfiance, créant de fait une gérontocratie régnante sclérosée.
Maître dans l’art de faire croire qu’il agit sans rien faire, le manque de
courage de Biya est appelé par ses opposants ou ce qui en reste « immobilisme ».
C’est ce que le président camerounais nomme lui-même « inertie ». Passé maître
dans l’art du « pantouflage » et du « clientélisme électoral », ce n’est pas
faire une offense au locataire du Palais d’Etoudi, que de dire qu’aucune réforme
réelle n’a été menée en un quart de siècle. Le modèle social pompeusement
baptisé « libéralisme communautaire » est resté à l’article de bonnes
intentions. L’émergence économique tant promise passée par pertes et profits et
les « grandes ambitions » termineront comme tout le reste du «règne du
vacancier président» au cimetière des œuvres inachevées.
Le salut de Paul Biya, et c’est l’enjeu des prochains mois, c’est de trouver
l’équilibre entre la régulation et la liberté dont son système a fortement
besoin s’il ne veut pas qu’il disparaisse définitivement. C’est
une mission plus complexe qu’il n’y paraît pour quelqu’un qui a toujours
fonctionné selon le même principe depuis quarante ans, par paresse
intellectuelle et par commodité personnelle. Personnage quasi effacé, il ne
conçoit ses collaborateurs qu’à son image. Il ne supporte pas que ceux-ci soient
dans la lumière. Homme tranquille, il aime l’ombre au propre et au figuré. Homme
épris de mysticisme, avançant masqué, il s’appuie sur la manipulation comme
stratégie existentielle. Constamment dans le politique, rarement dans l’agir,
sauf quand les circonstances l’y contraignent, c’est un conservateur pessimiste.
Homme jamais pressé, il a toujours voulu se poser en gestionnaire du temps.
Réalisateur et producteur, l’éternel second rôle de son propre
film qui dure depuis des décennies ne parvient pas à trouver la chute de
son histoire. Pour éviter sa propre chute et espérer entrer un jour dans
l’Histoire, il réécrit constamment le scénario, change
d’acteurs, parfois reprend les mêmes, atermoie et balbutie sans fin.
Sur le plan international, la disparition récente du Président Bongo l’expose et
l’impose (?) en tant que leader de fait en Afrique Centrale. C’est ce qu’on
appelle un oxymore. Leader ? Un rôle qu’il déteste au plus profond de lui-même.
Car il n’en est pas un et ne l’a jamais été. Il n’est pas né leader. Paul Biya a
toujours vécu en gestionnaire de l’instant. Paradoxalement, son souci a toujours
été de durer mais sans s’exposer ; gouverner sans s’engager et surtout exister
sans combattre. C’est quelqu’un qui n’a jamais connu ni supporté l’adversité. Il
reste au pouvoir plus par confort personnel, profitant de l’aisance que la
fonction présidentielle lui procure. Sans véritable projet d’homme d’état et de
leadership, sans réelle visibilité, il n’est pas né bâtisseur et ne le sera
jamais. Il n’a jamais été fidèle à personne et ne compte pas l’être.
En fait, Paul Biya déteste la confrontation et la contestation. Il n’a pas
d’autre issue pour continuer d’exister que de poursuivre ce qu’il a toujours
fait, de peur de disparaître. Il n’a pas su anticiper les mutations de notre
époque, victime de ses repères et certitudes. Il tente de s’adapter. Il essaie
d’échapper au temps et à son système, d’où ses efforts de
communication ou de velléités d’actions à travers les « grandes ambitions ».
Mais tout cela est tellement loin des préoccupations des gens, des vrais gens du
Cameroun. Conduites par des réseaux externes au Cameroun sans
connaissance réelle du pays, ces actions donnent une
impression de cacophonie trahissant une gestion non maîtrisée de l’image du
président. Il apparaît désormais inéluctable, que c’est trop tard
de rebondir. Il est fort à parier que si le système Biya dure avec son géniteur,
il ne lui survivra pas. La triste réalité est que Biya n’est plus l’homme
de la situation. Qu’a-t-il fait de toutes ces années de pouvoir ?
Irréversiblement, c’est le président, malgré lui. Avec Biya, c’est
le règne de la fiction sans fin.
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