Félix Moumié, leader de l'UPC
Un moment d’histoire à partager dans un média ? Rien n’est apparemment plus efficace
pour attirer le maximum de lecteurs, d’auditeurs ou de téléspectateurs quand on s’adresse aux Camerounais. Pourtant, Jeune Afrique dans sa livraison du 8
juin, la semaine dernière, n’a pas vendu à la une cet article sur Félix Roland Moumié,
président de l’Union des populations du Cameroun assassiné le
3 novembre 1960 à
Genève par un espion des services secrets français, William Bechtel. Cameroun
: Comment Félix Moumié a été empoisonné, lit-on à la page 20 du journal.
C’est peut-être que l’hebdomadaire franco-africain ne souhaitait pas gruger ses lecteurs. Le sujet tient certes sur une page, mais les trois quart de celle-ci sont
noircies par les écrits d’un général français, ancien des forces coloniales, Paul
Aussaresses qui livre dans Je n’ai pas tout dit, un témoignage publié récemment
chez l’éditeur français Rocher. 298 pages parmi lesquelles une version " inédite
" des circonstances de la mort de Moumié.
Brièvement, Jeune Afrique rappelle la condamnation judiciaire qui a frappé Aussaresses
en 2003 parce qu’il célébrait la torture pratiquée par l’armée française en Algérie
durant la guerre d’indépendance, le journal laisse donc la parole à l’homme qu’elle
juge d’un " cynisme saisissant ".
" Donc, William [Bechtel] est parti pour la Suisse où s’était réfugié confortablement
l’opposant Félix Moumié dans un très bon hôtel de Genève. Mais les choses se passent
rarement comme prévu. William s’était adjoint une fille. […] Bechtel savait qu’il
était assez cavaleur. Le soir, en passant devant le couple installé à une table
du restaurant de l’hôtel, Félix Moumié a bien sûr remarqué que la jeune femme lui
avait souri.
Aussitôt convaincu qu’il avait tapé dans l’œil de la blonde, cet imbécile lui rend
son sourire et s’arrête devant la table. Bechtel s’exclame aussitôt : " Mais, Monsieur,
je vous connais ! Nous nous sommes rencontrés au Congrès de la presse agricole,
à Helsinki. " Moumié lui répond qu’il n’y était pas. "
Comme l’autre insiste, Moumié finira par accepter. L’on mange, l’on boit. Moumié
qui était réticent tout à l’heure serait même subitement " ravi " d’accepter l’invitation
à dîner du tueur Bechtel envoyé par Paris pour couper la tête au mouvement de l’Upc
deux ans après avoir abattu Ruben Um Nyobe dans le maquis camerounais. Si
l’on en croit Aussaresses qui décrit de manière vivante et saisissante une scène
à laquelle il n’a pas assisté, ce qui se passe dans les minutes suivantes est aussi
surprenant que dramatique.
" Bechtel appelle le serveur : " Garçon, trois Pernod ! " Puis, regardant
avec son air de vieil intello sympathique Félix Moumié, il ajoute : " Vous dînerez
bien avec nous ? " Moumié, visiblement ravi, s’assied. Les Pernod sont servis.
La jeune femme accapare son attention pendant que William verse la dose n° 1. Mais
Moumié, trop occupé à parler, ne boit pas. Bechtel, finalement, lève son verre ;
la jeune femme prend le sien. Ils regardent l’opposant : " Tchin-tchin ".
Bechtel et la fille boivent. Mais Moumié ne bronche toujours pas, son verre de Pernod
reste sur la table. Le repas est servi. Les plats s’enchaînent, arrosés. Félix Moumié
ne boit toujours pas. Au moment du fromage, le Camerounais se lève pour aller aux
toilettes. Comme vous pouvez vous en douter, Bechtel a versé la deuxième dose dans
le verre de vin de son convive. De retour à table, Moumié se lance dans une interminable
discussion. Le temps passe. Bechtel et la fille commencent à désespérer. Ils se
disent que si ce fichu Camerounais ne boit pas, c’est raté, car ils n’ont pas d’autre
dose. Soudain, Moumié s’interrompt et vide d’un trait, coup sur coup, et le verre
de Pernod et le verre de vin. "
Ainsi aurait donc disparu Félix Roland Moumié qui n’avait pas 30 ans quand il se
retrouva parmi les figures de proue d’un des plus grands mouvements indépendantistes
d’Afrique noire. Seulement, les témoignages de sa veuve, de son camarade Jean-Martin
Tchaptchet, et selon les enquêtes de police ou encore dans le documentaire
du Suisse Frank Garbely consacré à cet assassinat ce soir-là où l’histoire
de l’Upc est marquée de lettres de sang, il n’y avait point de femme. Jeune Afrique
le savait-il ? La prudence, au regard des " états de service " du général
révisionniste à sa manière, n’aurait certainement pas été inutile. Mais Moumié n’est
pas Jean Moulin. Son idée du Cameroun n’a pas triomphé comme la résistance française.
Et même le Cameroun qui l’a érigé au rang de " héros national " n’a pas dit
mot.
Voir dans la rubrique vidéo un documentaire sur l'assassinat
de Félix Moumié
Source: Quotidien Mutations
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