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Voyage dans la prostitution des bois
(18/10/2004)
Des dizaines de camionnettes s’alignent toutes les nuits le long des chaussées bitumées de ce bois de la région parisienne.
Par Humanité.presse

Et constater que, malgré les beaux discours,le commerce des corps n’a pas disparu.

Dix... onze... douze... treize... Le long de la chaussée, la file de camionnettes est interminable. Tous feux éteints. Dans cette nuit noire, on ne distingue finalement que les halos des lampes-tempête fixées sur les tableaux de bord. Une enfilade de clairs-obscurs, intimistes et accueillants, d’où émerge, derrière chaque pare-brise, la silhouette dénudée d’une jeune femme à la peau noire. Elles patientent à la place du conducteur, la mine faussement lascive, miroir et peigne à portée de main. Pour toutes, l’accoutrement est le même : soutien-gorge pigeonnant et string. Histoire de ne pas laisser de place au doute. Dans ce bois de l’Est parisien, à quelques minutes du centre de la capitale, des centaines de jeunes Africaines, venues du Cameroun, du Nigeria ou encore de Sierra Leone, vendent chaque soir leur corps. Chassées de Paris, où les lois Sarkozy sur le racolage ont été sévèrement appliquées, elles se sont déplacées au-delà du périphérique, délaissant les boulevards des Maréchaux ou les portes de la capitale. Ici, en quelques mois, leur nombre a littéralement explosé. Entassées à trois ou quatre dans des dizaines et des dizaines de fourgonnettes décaties, aménagées en lupanar de fortune.

Ce soir, comme tous les jeudis soir, l’association du Bus des femmes va à leur rencontre en arpentant les allées bitumées du bois. Il est 23 heures. Au volant, Bruno, un étudiant en médecine d’une trentaine d’années qui travaille pour le Bus depuis deux ans. À ses côtés, Pierrette, « agent de prévention » depuis juin dernier, et Francine, elle-même prostituée et membre de l’association depuis une quinzaine de jours. La tournée débute calmement. Premier arrêt. Virginie, une des rares « traditionnelles » de ce lieu, accourt dans la rue et monte à bord aussitôt. Embrassades, sourires, l’atmosphère se détend illico. Rondelette, le cheveu auburn, cette ancienne auxiliaire vétérinaire - « diplômée », précise-t-elle - aime rire. De tout. Et surtout de son « métier », qu’elle dit « vivre bien ». « Le seul problème, c’est que je ne peux jamais en parler en privé... » Alors ce soir, un café brûlant à la main, assise sur cette petite banquette rose, elle raconte son quotidien sans pathos, sans chichi, avec une banalité confondante : les horaires qu’elle s’impose de ne pas dépasser, les bons et les mauvais clients, son chien censé la protéger... On rigole avec elle. Un bon quart d’heure passe. « Cette fois, je dois y aller », coupe-t-elle. Avant de repartir dans l’obscurité, vers son Renault Trafic à la tôle amochée.

Le bus redémarre, s’enfonce dans la nuit. Changement de décor. Désormais, les places libres entre les camionnettes se font rares. Plus de « traditionnelles » au volant. Mais de jeunes Africaines, dont la plupart s’expriment en anglais. Plus moyen de faire une halte, de descendre. Alors, Bruno s’arrête à hauteur des véhicules et lâche depuis sa fenêtre un « bonsoir ! » souriant. Les jeunes filles le reconnaissent, font un coucou de la main, baissent la vitre. L’odeur âcre des lampes à pétrole s’échappe de la fenêtre, vous prend à la gorge. Bruno interpelle l’une d’elles : « Pense à aérer souvent... » La jeune fille acquiesce. Elle sait que le pétrole lui fiche souvent des maux de tête. Elle sait aussi qu’il l’éclaire tout en la réchauffant. « Comment t’appelles-tu ? T’es de quel pays ? » questionne Bruno. Même réponse que dans les deux camionnettes précédentes : « Jennifer... Nigeria... » Bruno continue : « T’es toute seule ? » Non, elle n’est pas toute seule. Une deuxième tête, perruque blonde sur la tête, surgit de derrière un rideau tendu au-dessus des sièges. « Booonsoir... café ? » On leur passe le verre et les sucres par la fenêtre, accompagnés d’une pleine poignée de préservatifs et de gel lubrifiant.

Dans cette allée-là, l’échange avec les jeunes filles ne dure jamais bien longtemps. « Le rôle du Bus n’est pas de faire une enquête policière, explique Pierrette. Mais d’apporter de l’aide, un réconfort. » Avant tout, il s’agit de créer un climat de confiance, de s’assurer que ces jeunes filles, souvent en situation irrégulière ou avec un statut de réfugié politique, savent qu’elles peuvent bénéficier d’un accès aux soins, de la CMU. Les inciter aussi à aller consulter un docteur. « La plupart d’entre elles viennent d’un pays où il faut tout payer, explique Bruno. Elles n’ont donc pas le réflexe d’aller consulter, sauf vraiment en cas d’extrême urgence. En même temps, il y a la peur de se rendre à l’hôpital. Elles s’imaginent que les policiers vont les retrouver par ce biais et les expulser. » Les animateurs du Bus leur donnent aussi une carte avec les coordonnées de l’association, les invitent à venir les voir. « Très peu le font, sauf quand il est question d’IVG, reconnaît Bruno. Mais si une sur cent vient et qu’on parvient à la sortir de ce cercle infernal, c’est déjà une belle victoire. »

Le bus repart, cerné par un ballet incessant de voitures. Ce marché du sexe à ciel ouvert draine chaque nuit son lot de clients, de voyous, de mateurs. Certains véhicules se rangent brusquement. D’autres préfèrent ralentir à hauteur des fenêtres, jeter un oeil, avant de repartir lentement jusqu’à la prochaine fourgonnette. Des « Monsieur-tout-le-monde » en voiture de sport ou en berline familiale. Plus modeste, une Peugeot 206 bleue, flanquée du « A » du jeune conducteur, nous repasse devant pour la troisième fois. « T’inquiète pas, on n’est pas des flics... » marmonne Bruno, un brin agacé. Dans le bus, voilà maintenant deux heures que Pierrette et Francine notent scrupuleusement sur un listing les prénoms des prostituées rencontrées, leur pays, leur sexe, etc. « C’est la soirée des Jennifer et des Joy ! » sourit Pierrette. Elle entame la cinquième page de son listing. À raison d’une quinzaine de noms par page. « En général, explique-t-elle, on recueille une centaine de noms sur une seule allée. Sans compter les allées où on ne va pas, car il y a des camionnettes des deux côtés de la rue. Dans celles-là, on n’arrive pas à passer... »

De ces jeunes filles, on ne sait finalement que peu de chose. Les prostituées africaines, paraît-il, ne parviennent que rarement à raconter leur histoire. Pour la plupart, le parcours a débuté par une promesse de boulot en France. Puis, c’est le voyage clandestin, l’arrivée en France, à Marseille ou au Havre, et la dette à rembourser. « Pour maintenir les filles dans un état de soumission, explique Bruno, les réseaux africains utilisent beaucoup la menace de la sorcellerie, de la magie noire ou du vaudou qu’ils pourraient faire subir à la famille restée au pays. » La journée, la plupart des jeunes filles vivent en hôtel bon marché. Leur méconnaissance de la langue française renforçant leur dépendance vis-à-vis des proxénètes. « Le plus terrible, ajoute Francine, c’est que maintenant, avec les lois Sarko, elles sont considérées, en plus, comme des délinquantes et non pas comme des victimes ! »

Dans le bois, les prostituées expliquent se sentir moins harcelées par les forces de l’ordre. Certaines louent leur camionnette à des propriétaires peu scrupuleux ou des prostituées qui travaillent le jour. D’autres sont parvenues à l’acheter. « Ici, les policiers sont moins nombreux, on est plus tranquille... » confirme une Ghanéenne qui racolait porte de Clignancourt et qui est montée dans le bus, emmitouflée dans une serviette de bain. « Tranquille » ? Tout est relatif. Au dire de certaines, la nuit dernière, la fourrière a débarqué à 1 heure du matin et, pendant près de cinq heures, a enlevé bon nombre de véhicules. Dès le lendemain matin, les jeunes filles sont pourtant venues les récupérer... moyennant 150 euros d’amende. « Au début, cela coûtait que 100 ou 110 euros, assure Pierrette. Mais quand ils ont vu comment c’était rentable, ils ont augmenté les prix. En fait, l’État s’engraisse sur le dos de la misère, sans chercher à la régler. C’est monstrueux. »

Cheveux platine et gouaille parisienne, Annick, vingt ans de tapin, vilipende, elle aussi, les mesures Sarkozy. À ses yeux, pas de doute : l’application de cette loi n’a fait qu’ajouter de la violence policière à celle des proxénètes et des clients. « Rendez-vous compte, on subit 48 heures de garde à vue infernale. Les flics mettent les Blacks d’un côté, les homos d’un autre, ceux qui ont le sida ailleurs encore. On fouille nos sacs, parfois sans être prévenues. Et, à chaque fois, le discours est très clair : "Allez vous prostituer ailleurs, dans les bois, où vous voulez, mais pas sur Paris ou dans notre secteur..." On est véritablement chassé. » Les policiers de l’USIT, l’unité spéciale anti-racolage ? « Eux, ils arrêtent toujours en flagrant délit la prostituée et son client. Et la plupart du temps, ils emmènent la première au poste et se contentent de discuter avec le second avant de la relâcher. »

Il est maintenant deux heures du matin. Le bus sort enfin du bois. À l’intérieur, tout le monde est silencieux. Bruno monte le son de l’auto-radio où tourne en boucle une cassette de R&B. Ce jeudi-là, comme beaucoup d’autres jeudis, l’association n’a eu le temps que de remonter une allée. Le listing, pourtant, regorge de noms. À l’arrière, Francine range les gobelets de café, recharge les paniers en préservatifs et en gel. Demain, il faudra aller boulevard Sébastopol, le secteur des prostituées chinoises. Et constater, là encore, les dégâts de la répression à la mode Sarkozy.





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