Rien ni personne n'y manque et si l’on en jugeait à ses procureurs, le saltimbanque serait riche.
Tout ce que la médiasphère mondano-parisienne compte de vertueux s'y retrouve y allant de son dard, des intellectuels aux éditorialistes, des hommes politiques aux officines associatives puis récemment, et c'est aussi nouveau que singulier… des Noirs qui, comme tels ou simplement pour avoir publiquement haï le manioc, se voient érigés en intellectuels. Soit. Mais au fond nous n’avons pas encore échoué.
La négritude couplée à la détestation de tubercules ne serait pas la seule condition de l'intellectualité. Etre auteure d'emprunt peut aussi y conduire. Que manquait-t-il donc à ce mauvais théâtre ? Rien qui ne soit grotesque et encore moins la saveur rance d'une farce à l’origine mal goupillée. Rien ? La dignité peut-être… Toutes choses qui convoquent la clarté explosive du rire dionysiaque. Vivement l'épilogue de la mauvaise scène et que se dévoile l'autre pièce bien obscène. Le théâtre tragique de nos fantômes mémoriels, cette scène que les mêmes en robe de censeurs tentent d'étouffer sous le tumulte qu'ils organisent.
Car, il en irait du comique comme de l'accueil dû à son nez rouge si l'indignation autour de «l'affaire Dieudonné » n'était pas l'occasion d'une abjection inouïe.
En dépit de la somme de procès gagnés, dix-sept, « Dieudonné est un militant de la cause antisémite » selon le Porte-parole du Parti Socialiste, lequel assigne aussitôt le judiciaire à faire droit à une raison convenablement politicienne : « Autant qu'à la Justice, il appartient désormais à son public de prendre conscience de la nature de cet individu, et de refuser de cautionner un tel discours de haine.» Voilà au surplus nos consciences engagées à s'inquiéter de la nature antisémite de l'individu. Antisémite par nature. Performance hardie que vient clore une boucle inédite. Du brun au noir, la proximité ne s'attestait-t-elle déjà pas dans le spectre chromatique, et le peu de différence dans les nuances ? Au train où le cirque de Dieudonné précipite, gageons que la peste brune virera naturellement au… noir, en raison de la peau du nouvel héritier putatif de Le Pen.
Opération intellectuelle inouïe mais féconde qui promet à ses prébendiers des retours de suffrages. Sait-on jamais… Le diable se cache toujours dans les détails et s’il trouve refuge chez l’autre, c’est confortable. Par ces temps de distraction de l'esprit et d'échéances électorales à venir, il est dans l’intérêt des officines de multiplier les créatures. Dans cette éventualité, les mélanodermes qui pourraient remplir les urnes éveillent cautèle. A gauche comme à droite du parlement cathodique, poussent ainsi des générations spontanées de négrophiles, de républicains sur le tard soucieux d'égalité sociale et de diversité, d'ennemis de toutes les discriminations. Cap toutes voiles généreuses sur la diversité, ici un Conseil Théodule, là un Comité Théophile. Deux ou trois deuils d’idées feront bien place aux chrysanthèmes.
Etranges universaux qu’on ne recycle qu’à l'occasion de scrutins à coups de faire-valoir et d’hommes liges : haut fonctionnaire musulman, intellectuel noir, femmes aux vertus insoumises en périphérie des villes, cercle de noirs phosphorant à s'assimiler… au système. Trèves de balivernes, la vérité n’est pas une incantation mais ce qui a lieu. Ce faisant, elle ne se juge qu’aux résultats et qu’à ceux-là seuls. Et ces derniers devraient faire taire ceux qui plastronnent. Photos de famille de nos dirigeants d'entreprise à l’appui, scrutons les panoramas de nos hommes politiques et publics en leurs augustes assemblées, les vidéogrammes en travellings sur les raouts mondains de nos messes télévisées, jugeons donc sur pièces cet état qui trahit une vaste supercherie. Révélateurs en négatif de la face damnée de la République, ses ombres noires, ses handicapés, ses femmes discriminées, ses fils suspectés parce qu’issus d’orient, tous diversement exclus et qu'aucune méritocratie fallacieuse ne peut plus abuser.
Vanités de salon dont le sociologue s'inquiétait déjà sous le double mode de l'aveu et de l'avertissement : «Et n'est-ce pas au nom de la raison et de son universalisme que s'est étendue la domination de l'homme occidental mâle, adulte et éduqué sur le monde entier, des travailleurs aux colonisés et des femmes aux enfants ?»
Après la resucée épuisée de la délinquance, la classe médiatico-politique semble s’être promise au rendez-vous de l’intégration, qu’elle soit assimilationiste ou communautariste. Doutant elle-même du crédit de son discours, elle construit un repoussoir à l’adresse des esprits paresseux.
Au casting, la figure de l'humanoïde sylvestre qui épousera peut-être celle de la bête monstrueuse dans un Anschluss du sauvage et du barbare, héros fantomatiques de l'altérité en Occident. Naturellement antisémite, loin d'être innocente, la construction vise le renouvellement théorique, graphique et plastique d'une permanence de notre esprit en ce qu’il a de plus archaïque et notre modernité n'y échappe pas : le désir de l’Autre comme repoussoir, monstrueux, étranger, maléfique. L’Autre en qui siègent toutes nos angoisses et toutes nos phobies.
L'âge classique suppliciait ses «monstres» avec éclat dans une liturgie expiatoire, en modernité, les technologies de pouvoir font offrande médiatique de boucs émissaires. Naturellement antisémite. A quelque jours d'intervalle en effet, la sortie politique faisait écho à une saillie de BHL lequel a fait accéder Dieudonné à la progéniture de Le Pen. Oui BHL se dit ici sobrement comme une marque. Nulle épithète qui vaille, intellectuel allant de soi, quant à blanc, s'il n'est consubstantiel du premier, il n'oblige à aucun un coming out sur le manioc. Dieudonné fils de Le Pen, toute une carrière en effet ! Celui-ci « n'avait que des filles. Et bizarrement ingrates, par les temps qui courent. Eh bien voilà. C'est réparé. L'actualité, bonne mère, est en train de lui donner des fils. Enfin un, en tout cas, Dieudonné, dont le dernier show, au Zénith, il y a quelques semaines maintenant, n'a pu que combler d'aise le vieux chef du Front national. »
Les formes reçues de borgne vociférant et d'excité à moustaches aboyant l'allemand étaient elles tant éculées, tant épuisées qu'elles exigeaient une falsification aussi grotesque ? Que cache la manipulation ? A quoi fait-elle obstruction ? Que veut-elle nous dire ou plutôt nous taire ? De nez rouge de comique à cible émouvante ou figure d’épouvante, la conséquence n'est ni bonne, ni nécessaire et la comédie trouve ses limites lorsqu'elle rejoint à ce point le ridicule. Et si toute lie bue nous cuvions un temps l'ivresse de ce nez rouge qui nous fait loucher ? Redoute-t-on que notre regard s'éveille et s’aventure en cet alentour de pénombres fatales où trônent nos mensonges, nos lâchetés et les infamies qui nous ont construit tels que nous sommes et tels que nous ne nous revendiquons pas ?
M. Foucault tenait pour « grotesque » le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver.[…] Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tous cas, dans la nôtre, peut se donner, s'est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l'origine de ses effets dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l'odieux, l'infâme ou le ridicule.» Ceux-là mêmes qui revendiquent haut et fort leurs valeurs ne se disqualifient-ils pas en réduisant le plus continu des crimes contre l'humanité au silence de peur que ne soient ternis les ors d'une histoire toute de glorioles ?
Après donc le tumulte, place à l'examen de cette horreur qui se donne pour honneur. Par le fait, on fera difficilement croire que le comique a cessé de faire rire en brocardant un personnage imprononçable – pas de procès entre-nous – de territoires trop éloignés de nos douleurs. Non, l'élément nouveau est manifestement à rechercher dans le projet de film «le Code Noir». Là en effet, il le concèdera lui-même sauf à être de mauvaise foi, Dieudonné a quitté le terrain de la drôlerie. Il a cessé de faire rire ceux qui n'ont, et ils sont légion, aucun intérêt à voir le prix et le contrepoint de nos orgueils. Dire l’histoire du Code trahirait en effet nos responsabilité dans l’organisation de cet oubli et la dénégation de cette horreur continûment maintenue en marge de l'expérience humaine : l'esclavage des peuples noirs passés de biens meubles à colonisés, de colonisés à post-colonisés, de discriminés en citoyens de tierce zone ou plus fondamentalement, inaccessibles à l'histoire. Cette histoire ne s’écrit donc pas au passé, l’expérience est encore la nôtre, là sous nos yeux.
Il ne suffit nullement de se réclamer de la vérité ou de la morale pour convaincre. La vérité est cela qui se règle sur les faits et non sur quelque incantation ou statut privilégié. Que cesse donc l'entreprise de diversion qui consiste à discréditer un individu pour, ignominie suprême, bafouer une tragédie et entraver son projet. Il ne suffit plus de concéder vainement qu'il y a eu une souffrance des peuples noirs liée à l'esclavage. Pirouette qui veut bien faire contrition mais dans une hâte clandestine, entre la levée de séance et la poignée de main condescendante. Et maintenant que c'est admis, circulez ! L’attitude ne se donne même pas la peine de la négation que risque-t-elle ? C'est pire ! Elle verse en toute bonne conscience dans le déni du crime en relativisant son importance et en minimisant sa gravité. La prouesse finit même par retourner l’incrimination et trouver en cette abjection quelques motifs de satisfaction.
Ainsi de cet hebdomadaire prétendument observateur qui s’est risqué au réductionnisme voire au révisionnisme : la vérité sur l’esclavage. Rien que cela ! La Vérité découverte en 2005 par un parisianisme qui ne serait qu’abruti s’il n’était abject. Mais tradition d’un journalisme toujours pétri de morale au pays de Voltaire et de Montesquieu. Ces journalistes qui, hier encore et de cette bonne conscience toujours revendiquée, encourageaient les parisiens à visiter les jardins zoologiques d’acclimatation et autres expositions coloniales où s’exhibaient à la fois comme curiosité et comme spécimen d’une anthropologie scientifique, ces nègres qu’une mission sinon christique du moins supérieure obligeait à civiliser. Le Dysneyland dominical de l’époque, mais en plus drôle parce que plus vrai. Mais c’est qu’ils pourraient se montrer ingrats ces affranchis ! Sont-ils seulement éligibles au droit et à la mémoire ? Méritent-il mieux qu'une lecture lacrymale de l'histoire ? Le fait est que, s’agissant de ce crime contre l’humanité on ratiocine, pondère et modère dans une normalité et une bonne conscience effroyables.
Au total, l'attitude est conforme à l’esprit de Colbert déniant toute propriété humaine à ceux qui, par le Code et malgré le baptême, devenaient meubles et cessibles. Qu'avons-nous d'ailleurs rejeté de ce grand commis de l’Etat ? Rien, ni ces atrocités codifiées, encore moins cette rationalité froide que nous célébrons tous les jours dans nos entreprises. Les inquisiteurs en vacances d'esprit et qui hurlent au loup seraient bien inspirés de lire Zygmunt Bauman lequel démontre, après d'autres avant lui, la connivence entre la «normalité» des processus industriels et la forme particulière de criminalité qui s'est conclue du judéocide. Ce sont donc les esprits bien disposés et bien raisonnables qu'il faut interroger quant à ces horreurs et non les comiques dont le rire est annonciateur d'une colère déjà désamorcée. C’est bien la morale vespérale du civilisé, du bon père de famille, du gendre idéal, du salarié assidu, de vous et moi et de ce modèle en totalité qui nous mobilise et se satisfait tous les jours de ses «progrès» qu’il faut soumettre à l’examen.
Ce système normal que nous célébrons unanimement depuis 1492, notre modèle qui a fait des noirs des esclaves, qui a manqué d’exterminer les amérindiens qui a fait les suppliciés de l'holocauste et qui, malgré toutes nos scansions au devoir de mémoire, ne nous a depuis prémuni d’aucune autre abjection. Assez de Dieudonné ! Assez de cette mire facile qui dissimule, hors-champ médiatique, l'odieux d'un théâtre tragique où le comique n'a aucune place sauf dans un renversement intellectuel qui n'honore pas ceux qui s'y prêtent.
En effet, sous notre mille-feuille d'orgueil, la scène privée de mémoire, mais la scène privée tout court. La scène interdite. Celle qu'on cache, celle qui fait honte, l'ob-scène. Qu’importe l’origine et l’autorité du concept de pornographie mémorielle. Nous tous et les procureurs de cette polémique avec, avons manqué l’ob-scénité mémorielle, la vraie scène privée, l'interdit de penser. Ce non-lieu mémoriel qu'on veille à maintenir hors-champ par tous les moyens de contrôle.
Ce lieu qu’on tait afin que nos fantômes ne fassent irruption dans le cours civilisé de la mémoire. Ce lieu éteint dans la marge immédiate de notre optique sadique et inquiète, de notre voyeurisme de pornographe-négateur lequel cadre sur les plans admissibles et soustrait les horreurs à nos regards lisses et extatiques de bienveillance. Ce regard qui scrute l’ob-scène des corps meurtris par monceaux pour mieux étouffer les cris de leur souvenir, colmater les brèches, afin qu'aucune sueur, aucune larme, aucune goutte de sang de cette humidité infâme ne transpire dans la Grande Histoire de la Civilisation. La République des âmes pures auraient trop à y perdre. Voici l’enjeu mémoriel fatal aux vaniteux : ouvrir les backrooms de notre édifice humaniste emplis d'obscénités couvées d’un cinéma violeur, d’insanités qui nous ont rendu voleurs pour avoir fait d'un homme une marchandise.
Messieurs les sentencieux, Messieurs les procureurs, vous êtes désormais requis, par vous-mêmes, par vos propos sur le ton outré. Du haut de vos vertus revendiquées qui vous dispensent, du moins le croyez-vous, de penser plus loin, vous ne pourrez plus désormais vous émanciper de cet oubli, sauf à vous rendre individuellement coupables d'une double tragédie, celle qui consiste à effacer la mémoire de ceux qu'on a tués. L'humanisme et ses valeurs que de coutume vous prescrivez à l’adresse du monde devrait vous interdire de promettre un tel déni de justice pour tout legs à vos enfants encore innocents. Artistes, philosophes, hommes politiques, voici venue une situation où la décision est inéluctable. Portez l'histoire de l'esclavage à la connaissance du monde. Défiez-vous des procédés de chacals, tout aussi honteux que clandestins et qui consistent à circonscrire 400 ans d’horreurs à « la vérité » hâtive de quelques pages d’un magazine.
Ne vous substituez pas indûment aux victimes et à leurs descendants auxquels appartiennent l’initiative, le temps, le rythme et la verbalisation de cet acte mémoriel, pré-condition de leur deuil et d’une émancipation éventuelle de ce traumatisme. Promesse aussi, et c’est mieux, d’amour sinon d’intelligence entre descendants d’où qu’ils viennent. Ne leur déniez pas cette souffrance qui les tétanisent encore dans ce qu’il taisent et refoulent. Vous commettriez une faute au moins égale à celle qui a fait d’eux des morts-vivants, des âmes errantes dans vos terres de prospérité. Mobilisez les moyens, les lignes de crédit pour financer des lieux de mémoire et les ressources, pour sauvegarder des archives que même la Loi Taubira que vous avez dépouillée n'a pu empêcher. Participez aussi de votre obole personnelle au financement du film Le Code Noir. Vous verrez… C'est moins douloureux qu'il n'y paraît. Ca jaunira le blanc de vos plastrons et tempérera votre orgueil mais enfin, croyez bien qu'avouer que nous dérivons de cela est moins douloureux que perpétuer ce crime. C’est ce que je vous souhaite… Pour vos enfants, ceux déjà là, ceux que la vie attend encore.
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