Evoquant la situation actuelle en Côte d’Ivoire, l’enseignant dit ne pas être surpris.
Son regard est à la fois un éclairage d’expert et un témoignage poignant sur la réalité quotidienne de ce pays longtemps considéré comme un “ îlot de paix en Afrique de l’Ouest ”.
En attendant l’ouvrage qu’il prépare sur la question et dont la parution est prévue début 2006, il ne fait pas l’ombre d’un doute pour lui que les accords de Marcoussis créent des blocages qui ont fini par provoquer la situation que nous connaissons en Côte d’Ivoire.
Vous venez de passer un mois en Côte d’Ivoire (septembre-octobre 2004). Etes-vous surpris par la détérioration de la situation sur place depuis quelques semaines ?
Je suis rentré de Côte d’Ivoire début octobre 2004, après un séjour d’un mois dont l’objet était une réflexion sur “ La crise des institutions politiques en Côte-d’Ivoire. Diagnostic d’un cas clinique de pathologie chez l’Etat africain ”. A l’époque, il y a un à deux mois, la situation était en apparence moins grave qu’aujourd’hui. En réalité, on vivait déjà un blocage dû à une incompréhension savamment entretenue par les “ Forces Nouvelles ” (Rebelles) qui estiment que le désarmement doit commencer après le vote d’un certain nombre de textes politiques, conformément aux accords de Marcoussis et d’Accra III. Alors que pour le FPI et le régime de Laurent Gbagbo, les deux questions ne sont pas forcément liées. Ce qui veut dire que pour le pouvoir en place, le désarmement devait commencer le 15 octobre 2004, sans la moindre condition. Or, contrairement à ces mêmes accords, Laurent Gbagbo a continué à s’armer et à faire venir des mercenaires Ukrainiens qui pilotaient les avions achetés à l’étranger. Il apparaît dès le départ que, au lendemain de Marcoussis, l’option militaire pour le président Gbagbo était inéluctable.
Vous parlez d’une option militaire quasi obligatoire pour Laurent Gbagbo, à partir de Marcoussis. Il a pourtant signé ces accords. A moins que ce ne soit par contrainte… Comment expliquer cette volte face qui consiste à refuser l’application des accords qu’on a cautionné au départ ?
Il faut savoir que Laurent Gbagbo estime que Paris l’a lâché dès son arrivée au pouvoir. Car un accord de défense lie Paris à Abidjan depuis 1960. Cet accord comprend deux volets. Un volet officiel qui dit clairement que Paris doit voler au secours d’Abidjan en cas d’attaque venue de l’extérieur. Quant au volet secret, il prévoit l’intervention des troupes françaises y compris en cas de troubles intérieurs en Côte d’Ivoire. Ce deuxième volet a été notamment utilisé par le président Houphouët Boigny en 1969, pour mater la révolte des Bété (qui est l’ethnie d’origine de Laurent Gbagbo, ndlr) conduite par le leader Kragbé Nyabé.
Or, Laurent Gbagbo a du mal à comprendre qu’on lui refuse cette même intervention au moment où les Forces Nouvelles sèment la panique dans une partie de la Côte d’Ivoire. Au contraire, la France a plutôt recommandé une option politique du règlement qui va aboutir au désastre de Marcoussis. En janvier 2003, à l’initiative de la France, sept partis politiques ivoiriens et trois mouvements rebelles vont être invités à se rencontrer. Déjà on peut se demander pourquoi seulement ces partis politiques se sont retrouvés à Marcoussis alors que la Côte d’Ivoire en dénombre plus d’une centaine ? Il y a donc dans l’idée même d’appeler une telle réunion, des interrogations et des questionnements.
Dans ce contexte, les accords de Marcoussis qui visiblement ne reflètent pas les contours d’une solution en adéquation avec la réalité du terrain n’apparaissent-ils pas tronqués dès le départ ?
Marcoussis est un accord politique à contenu juridique. Et on peut dire que le travail des juristes à Marcoussis était une mission impossible. Car il ne pouvait en sortir qu’un mauvais accord. Parce que, un des points mentionne clairement que le premier de consensus bénéficiera des prérogatives de l’exécutif contenues dans les délégations de pouvoir prévues la Constitution. Alors que l’article 3 de la Constitution ivoirienne ne donne pas au président de la République la possibilité de choix. Le Premier ministre de consensus ne peut pas être révoqué par le président de la République jusqu’à l’élection présidentielle d’octobre 2005, même s’il ne donne pas satisfaction entre temps.
Dans un régime présidentiel où la Constitution laisse la latitude au président de la République de nommer ou de démettre le Premier ministre. Laurent Gbagbo comprend donc qu’on l’a fait venir à Marcoussis pour le déloger. D’où il va entreprendre de s’armer immédiatement. Mais, au-delà de Marcoussis, le véritable problème aujourd’hui de la Côte-d’Ivoire c’est que Laurent Gbagbo n’a jamais supporté le lâchage du gouvernement français. Pour lui, c’est une vraie trahison. Et Marcoussis à ses yeux, n’est plus ni moins qu’un coup d’Etat constitutionnel. Les blocages actuels de la Côte-d’Ivoire viennent en grande partie de Marcoussis. Et comme tout le monde ou presque est davantage préoccupé par la paix, on dit à Laurent Gbagbo de considérer Marcoussis comme un chef d’œuvre pour sauver la paix et non un génie de construction juridique. Je pense très sincèrement que Marcoussis c’est du n’importe quoi juridique.
La situation en Côte d’Ivoire s’est encore délabrée avec l’affrontement entre les troupes gouvernementales du président Gbagbo et les forces d’interposition françaises. Il y a eu des morts de part et d’autre. Du coup, les Nations unies ont décrété un embargo sur l’achat des armes en Côte-d’Ivoire. Comment peut-on espérer sortir de cette crise ?
Dans les conditions actuelles, il ne peut y avoir qu’une issue diplomatique du conflit. Avec comme préalables, la négociation entre Ivoiriens accompagnés par la communauté internationale et surtout, la relecture des textes de Marcoussis. Ce document doit être nettoyé, être plus équitable en tenant compte de la Constitution ivroirienne sur laquelle il prétend s’appuyer. Cela dit, le problème ivoirien est tellement complexe qu’il se dédouble d’une question de repli identitaire qui a toujours existé en filigrane depuis Félix Houphouët Boigny. Mais il avait compris très vite qu’il fallait construire un axe de pouvoir Nord-Sud, avec l’aide de la France, en concluant un pacte avec un grand leader Senoufo du nom de Gon Coulibaly qui va soutenir le régime du premier président de la République ivoirienne. Car à eux deux, ils représentaient un peu plus de 60% de la population et pouvaient être assurés de contrôler les autres minorités. Et quand on sait l’importance du code d’honneur chez les populations musulmanes…
Or à son départ, Houphouët a choisi un successeur de la même ethnie que lui, rompant de fait avec le pacte d’honneur passé avec Gon Coulibaly et les populations musulmanes du pays. C’est pourquoi, dès le lendemain de la mort du “ vieux ”, Alasane Dramane Ouattara, pour le nord, a posé le problème de la représentativité des différentes ethnies au pouvoir. Tout comme le feront également les populations de l’Ouest. Face à cette contestation, l’erreur politique qui met la Côte-d’Ivoire dans tous ses états, c’est le fait que Konan Bédié ait choisi un Premier ministre Akan comme lui-même et fait élire à la présidence de l’Assemblée nationale un autre Akan. Il institutionalise de fait une tribalisation du pouvoir qui s’accompagnera d’une purge systématique de l’armée et de l’administration, des cadres non Akan. C’est donc naturellment que toute la Côte d’Ivoire a applaudi au putsch qui a débarqué Henri Konan Bédié. De toutes ces histoires, il en sera question dans un ouvrage que je devrais publier début 2006. D’ici là j’espère me rendre en Côte d’Ivoire dès que possible pour continuer mon travail de recherche.
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