" Nous avons encore, je dois le dire, un grave problème de morale publique. Malgré nos efforts pour les combattre, la fraude, les détournements de deniers publics, la corruption continuent de miner les fondations de notre société. J’ai eu souvent à m’exprimer sur le sujet et à dire ma détermination à éradiquer ces comportements a-sociaux…Ceux qui se sont enrichis aux dépens de la fortune publique devront rendre gorge ".
Ce nouvel engagement du président de la République – fort applaudi au demeurant – devant les militants de son parti réunis en congrès extraordinaire au Palais des congrès de Yaoundé réinscrit, avec une urgence toute signalée, l’épineuse question de la cristallisation des pratiques corruptives sur l’agenda politique. En effet, régulièrement stigmatisée au plan discursif, la corruption continue d’opérer dans notre pays dans un contexte qui lui demeure fortement favorable.
Par sa définition, elle réfère à un échange occulte, secret qui permet d’accéder à des ressources que le respect des règles et procédures en vigueur n’aurait pas permis d’obtenir ou aurait rendu aléatoires (Y Mény). C’est cette opacité de l’échange qui rend extrêmement difficile toute mesure empirique du phénomène, puisque seuls quelques cas délictueux arrivent à la lumière.
Bien sûr, en l’absence de statistiques officielles, on peut tenter de mesurer le phénomène en procédant à la recension systématique des scandales dont les journaux rendent compte au cours d’une période donnée. On peut débattre de cette méthode, penser qu’elle sous-estimerait ou surévaluerait le phénomène. Du moins serait-il possible d’établir des projections à partir de données précises. Or, rien de tel dans notre pays où toute approximation, à l’heure actuelle, serait risquée et aventureuse.
Doit-on en inférer que la corruption est au Cameroun un phénomène pathologique à la fois marginal et exceptionnel ? Telle est l’évaluation qui en a été faite pendant plusieurs décennies.
Sans tomber dans l’excès démagogique et populiste de la dénonciation d’un système qui serait tout entier miné par la corruption, on peut préférer voir aujourd’hui dans les faits qui émergent de temps à autre, des indicateurs d’une situation plus générale, mais mal connue et difficile à cerner. Autrement dit, les affaires de corruption seraient moins des exceptions condamnables mais rares que les témoins (au sens géologique du terme) d’une gangrène plus répandue qu’on ne le prétend ou qu’on ne veut le croire.
De surcroît, l’importance des dérapages elle-même dépend de plusieurs paramètres :
1) de l’ampleur de la corruption "blanche" (acceptée) ou " grise " (tolérée) pour reprendre quelques éléments de la classification de Arnold Heidenheimer ;
2) de la volonté ou non du pouvoir de poursuivre et de réprimer les comportements répréhensibles.
Il faut dire les statistiques en la matière produisent quelquefois des effets d’illusion : par exemple lorsque la répression diminue, le nombre de délits se restreint lui aussi, à criminalité constante. En revanche, toute politique dure a pour effet pervers de faire apparaître une augmentation statistique des déviances.
Pour y voir plus clair, sans doute faut-il discriminer selon les individus ou les secteurs concernés, car les opportunités de corruption ne sont pas les mêmes pour tous ou ne s’offrent pas avec le même intérêt d’un secteur à l’autre. Aussi, lorsque le pouvoir affirme parfois qu’au Cameroun on peut obtenir un certain nombre de prestations administratives sans contrepartie financière, il a raison. La plupart des camerounais peuvent en effet exercer leurs droits sans problème. Toutefois, des nuances doivent être introduites qui permettent de distinguer, outre la situation de normalité, quatre cas de figure différents.
Dans un premier cas, le citoyen peut exiger l’obtention d’un droit que la loi lui garantit et qui constitue une "compétence obligée" pour le fonctionnaire. Mais pour des raisons de lenteur ou de mauvais fonctionnement de l’administration, l’ "ayant-droit" ne peut obtenir satisfaction. Il fera alors appel, en marge des circuits prévus à cet effet, à une " relation " ou à un homme politique pour qu’ils exercent leur influence et obtiennent par ce biais ce qui était dû. Autrement dit, l’exercice d’un droit n’est pas chose aussi aisée qu’il paraît de prime abord. Là où tout semblait codifié par la règle générale, interviennent des phénomènes d’échange avec l’espoir d’une contrepartie éventuelle (non fixée et non quantifiable) au profit de l’intervenant. Il n’y a pas corruption, mais le cas échéant, instauration de mécanismes de dépendance, de clientélisme, bref, d’un climat qui "corrompt" le rapport administration/administré en substituant la négociation à un acte obligé. Ce cas de figure est bien connu des prestataires de marchés publics en attente de paiement aux Finances.
La seconde hypothèse est celle où le citoyen sollicite une décision que l’administration est libre de prendre ou non (une subvention, une exonération fiscale, etc) ou dont elle peut déterminer le bénéficiaire (marché, contrat). Dans ce cas, interventions ou pressions non seulement ne sont pas exclues, mais peuvent sortir du lobbying reconnu pour passer à des formes qui relèvent plus ou moins subtilement de la corruption. Autant l’intervention de l’homme politique bien placé est un élément de déblocage du système qui n’interfère pas avec l’attribution d’un droit par ailleurs reconnu, autant l’influence utilisée pour obtenir un avantage non strictement dû risque de glisser vers la corruption si elle ne s’effectue pas au grand jour. De ce point de vue, le mode de passation des marchés publics dans notre pays – en dépit de quelques tentatives de rationalisation – n’a jamais été véritablement au dessus de tout soupçon.
Un troisième cas de figure est celui où l’obtention d’une décision favorable est le résultat de réseaux de sociabilité (réseaux homosexuels,clubs en tout genre, sectes, associations etc). La capacité à se mouvoir dans plusieurs cercles ou l’accès privilégié aux décideurs politco-administratifs aplanissent les difficultés et chassent les grains de sable. Ici, les choses vont d’elles-mêmes, et il n’est besoin ni du trafic d’influence ni de corruption pour arriver à ses fins. L’administration n’a pas grand-chose à refuser à un élu influent ou à un "DG" puissant. Les difficultés se résolvent par la négociation et l’arrangement. On ne peut évidemment assimiler ces relations informelles à des pratiques de corruption passibles de poursuites pénales, sous peine de tomber dans une chasse aux sorcières puritaine. Mais si entre deux maux, la poursuite et l’indulgence, il faut trancher en faveur de l’indulgence, cela ne doit rien enlever à la liberté de jugement ni au devoir d’ "imprécation".
Enfin, la quatrième hypothèse relève de la corruption pure et simple. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir un droit ou une faveur, mais de violer règles et procédures qui empêcheraient normalement l’obtention de la décision souhaitée ou ne la garantirait pas à coup sûr. L’incitation à la corruption doit être particulièrement forte pour que l’individu passe à l’acte : il faut que l’intérêt économique ou personnel en cause soit important (obtention d’un marché, d’un permis de bâtir ou d’une décision de justice favorable…), et que celui dont dépend la décision détienne un monopole ou un quasi monopole, source d’avantages importants pour le bénéficiaire. La propension est forte à utiliser la corruption comme " réducteur d’incertitude ", à substituer la sécurité à l’aléa, l’oligopole ou le monopole des bénéfices à la concurrence pour leur obtention.
Ces caractéristiques expliquent que les cas de corruption apparaissent avec une fréquence plus grande là où le fonctionnaire dispose de pouvoirs largement discrétionnaires (Police, Finances, etc) et que les coûts d’une décision contraire à l’individu sont élevés (redressement fiscal, expulsion). La corruption va de pair, ici, avec l’exercice abusif de l’autorité. Le fonctionnaire menace d’utiliser les compétences et/ou la violence légitime qu’il détient au nom de l’Etat à des fins illégitimes, c'est-à-dire privées. Le corrupteur et le corrompu tirent profit de la transaction au détriment de l’Etat, idéologiquement dévalué (par le comportement fautif de son agent) et financièrement floué (lorsque l’arrangement financier se fait sur son dos). Les autres secteurs où s’épanouit la corruption sont ceux où l’Etat et les entreprises privées nouent des relations commerciales contractuelles. Les marchés publics en sont le domaine par excellence, ce qui par parenthèse, invalide la thèse néolibérale selon laquelle, la corruption étant liée à la réglementation, il suffirait de déréguler, pour en éliminer la cause principale.
Comme on le voit bien, la mesure de la corruption est difficile, car une partie des phénomènes qui lui sont assimilables échappent à sa définition légale : on tend à identifier la corruption aux hypothèses où l’échange prend une forme monétaire en excluant celles où l’échange épouse les modes plus informels de la sociabilité habituelle. On appellera corruption le fait d’exiger un dessous de table pour éviter ou atténuer un redressement fiscal, mais on qualifiera de transaction l’exonération de pénalités qu’un ministre accorde à un contribuable, protégé pour raisons politiques, de façon discrétionnaire. Dans l’un et l’autre cas, le pouvoir de décision a été détourné de ses fins : pour des intérêts personnels (cas du fonctionnaire indélicat), pour des intérêts partisans ou politiques (cas du ministre). Pourtant, seul le premier cas sera qualifié de corruption.
La situation est beaucoup plus grave là où quelques décideurs publics par l’importance des décisions financières et économiques qu’ils prennent, sont à même de déterminer le mode et le type de rapports qu’entretient l’administration avec le secteur privé. Peu nombreux mais placés aux points cruciaux, ils décident ou contractent et ont la possibilité d’échafauder un système parallèle à la fois occulte (les règles du jeu sont occultes pour la plupart des citoyens) et connu comme parfaitement maîtrisé par le cercle des initiés. Au sein de l’Etat de droit se crée ainsi un club, une société " mafieuse " avec ses codes et ses règles de conduite, ses rétributions et ses sanctions. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, la corruption tue peu au Cameroun (encore que quelques cadavres obscurs parsèment la chronique), ce qui n’empêche pas qu’elle obéisse à des codes stricts que peu de " victimes " ont osé dénoncé.
Le Cameroun est donc corrompu si l’on entend par là qu’il est nécessaire de passer une enveloppe dans le dossier d’ouverture d’une boîte de nuit ou de glisser un billet au policier qui s’apprête à verbaliser. Il l’est sans doute davantage encore si l’on considère des domaines comme celui des marchés publics ou du foncier urbain où la corruption est devenue le mode quasi systématique, régulier, normal de gestion. Une typologie et une topographie de la corruption dans notre pays semblent ainsi en mesure de montrer que le phénomène s’échelonne sur un continuum qui va du " bricolage " individuel et besogneux à la mise en coupe réglée et quasi institutionnalisée.
Source : Quotidien Mutations
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