Je suis sorti de la salle de cinéma ce jour, avec un tas d’idées paradoxales et un esprit embrumé. Emu aux larmes par ce que je venais de voir, par la violence physique et imaginaire de ce film que j’avais couru voir, bien entendu parce que tout le monde en parlait autour de moi, et donc parce qu’il n’était pratiquement plus possible de faire sérieux à Paris sans en raconter une part des séquences et de sa passionnante subjectivité. Car, pour le fleuve de polémiques que charrie irrémédiablement cette production, bien avant sa sortie sur les écrans, il y a deux mois aux Etats-Unis, il était devenu indispensable pour tout homme "moderne" d’en avoir quelques souvenirs gravés dans la mémoire. Démonstration dans le pur esprit et la démesure entière de ce qui se fait habituellement à Hollywood : de la violence, de la radicalité, du sang, la mort, la sublimation des abîmes humaines, la déchéance érigée en forme d’appropriation d’une esthétique tenue pour célébrer la magnificence entière du septième art. Je sortais en effet de la salle, le cœur coupé en morceaux par les images ininterrompues de cet homme que je venais de voir finir, comme n’importe qui, sur une croix du Mont Golgotha, à la fin d’une épreuve que historiens et théologiens appellent tout simplement, la "Passion du Christ". La passion, donc ?
Film outrancier, abrutissant, violent, intégral, "intégriste" et même, comme le dit l’un des pendants de l’immense grabuge qui l’entoure et l’accompagne, "antisémite". La parfaite avalanche de défauts et de critiques souvent sans concession sur lesquelles j’ai senti mon être bouger, à la frontière de ma propre compréhension de la complexité de l’être christique.
Le voir donc, parce que tout le monde en parlait. Le voir aussi parce que ma chrétienté et les quelques passages dont je me souviens encore dans la Bible, à la lisière de la célébration pascale, me l’exigeaient. Histoire de relire, autrement que dans les Ecritures saintes, la manière dont ont pu se dérouler les ultimes pas du Fils de Dieu sur le chemin de son inéluctable agonie. Tragédie d’une fin de mission que racontent quatre bonhommes appelés les apôtres et dont les différences de récit justifient que l’on en parle sous forme de légende et donc sous forme de controverses. L’histoire ne serait en effet qu’une série de souvenirs épars, vécus de manière plus ou moins lointaine par la juxtaposition de ces quatre regards différents, attachés, chacun, à donner un lendemain à cette mort. De cette mort d’où part la possibilité, dès lors, pour chacun, d’en retenir ce qu’il veut, d’en comprendre ce qu’il souhaite, d’en extraire la représentation symbolique et réelle qu’il estime suffisante pour la construction de sa relation à Dieu. On parle dès lors de la mort du Christ, moins comme un événement à voir qu’un événement à méditer, pour soi, pour les autres, pour le repos de son âme. Pour la vie après la mort, pour l’éternité.
D’où une partie des critiques qui sont adressées à l’endroit de ce film : avoir privilégié l’image au détriment du message ; avoir pris le corps en tenailles, alors qu’il fallait faire bouger l’esprit ; avoir fait déferler les extrêmes, alors qu’il aurait été indiqué de se bâtir sur des lignes médianes. Quelques deux heures d’images ainsi, qui coulent dès lors de manière sanguinolente, comme si ce qu’il y avait à retenir de cette épreuve n’était la souffrance d’un homme et non l’horizon que cette souffrance est sensée apporter à la communauté des chrétiens auxquels elle s’adresse. Démarche de documentaire qui tient sur les douze dernières heures de la vie du Fils de Dieu sur la terre, du Mont des Oliviers jusqu’au transpercement de son corps par des clous, au sommet du Mont Golgotha. Images filmées de manière grandiloquente sur un corps lacéré par la douleur et la mort. Des paroles rares, mais Ô combien pensantes ; un langage – l’araméen, langue de base de Jésus – rendu glauque et incompréhensible, réduit à de sobres sous-titrages et dès lors exposé à toutes sortes de malentendus. Débouchant sur un film lourd et opaque, visqueux, tenaillant de l’intérieur comme de l’extérieur, sur la fin d’un homme que vient davantage abîmer une mise en scène qui se montre quelques fois d’un expressionnisme proche de l’obscénité.
Ainsi, la scène de la flagellation, huit minutes d’une insoutenable barbarie sur grand écran, en vient presque à donner la nausée et l’effroi, tant son horreur est forte et son invraisemblance presque inquiétante. Les théologiens se demandent d’ailleurs s’il était obligé d’en arriver là, le réalisateur ; obligé de se laisser aller à une telle démesure, alors que, dans le Livre Saint dont il dit tirer sa foi, le passage sur lequel se construit une telle destruction ne tient que sur une ligne : "Pilate prit alors Jésus et le fit flageller"… Mel Gibson va ainsi au bout de la raison, au bout de la raison qu’autorise habituellement ceux qui ont, comme lui, la folie du cinéma. Arrivant par son obsession, à faire une œuvre dont l’hyperréalisme bouleverse autant qu’il saisit, intrigue, écœure, fend le crâne en laissant rejaillir la fumée de ses intentions qu’il défend comme ayant simplement voulu disposer à la lisière d’une interpellation froide et sommaire de la foi des hommes.
L’immense succès de ce film – 250 millions de dollars aux Etats-Unis en quatre semaines d’exploitation et numéro un en France en deux semaines de projection – montre finalement que, sur une heure où les intégrismes de toutes sortes allument des incantations sur la tête des hommes, Jésus n’est pas seulement un excellent sujet de liturgies, mais aussi, une juteuse opération industrielle et commerciale. Laquelle embrase au passage des communautés religieuses, flambe ceux qui avaient quelques certitudes sur la réconciliation entre Juifs et chrétiens et allume une cierge sur la perpétuation d’une icône, la stature du Fils de Dieu, présenté à juste titre comme le plus grand révolutionnaire de tous les temps. Mel Gibson, catholique pratiquant et même un peu intégriste – il paraît qu’il fait partie d’un groupe quasi sectaire qui n’admet pas l’Eglise d’après Vatican II – construit ainsi sa religion sur les méprises et les mépris d’un grand nombre de ceux qui sont allés voir son œuvre. Cette œuvre qui est finalement sûre d’être celle dont on parlera le plus au cours de cette année 2004 dans le monde du septième art.
NDLR: Les fêtes de Pâques ont été profitables à La Passion du Christ qui a repris la tête du box-office américain au terme de sa septième semaine d'exploitation. Le film de Mel Gibson a engrangé 17 millions de dollars supplémentaires, et, avec 354,8 millions de dollars de recette, il se hisse désormais au huitième rang des plus gros succès de tous les temps aux Etats-Unis, devant Le monde de Nemo et Le Seigneur des anneaux : les deux tours. Derrière, on trouve Hellboy (11 millions de dollars de recette mais perd 52% de ses spectateurs), Johnson Family Vacation (9,3 millions). Grosse déception en revanche pour The Alamo qui, malgré un budget de plus de 100 millions de dollars, n'engrange que 9,1 millions de dollars en trois jours, et pour Mon voisin le tueur 2 qui doit se contenter de 6,7 millions de dollars de recette.
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