Devant le guichet d'une des nombreuses agences de transfert d'argent qui pullulent à Yaoundé, la capitale camerounaise, vont et viennent des clients. Parmi ceux-ci, figurent des hommes qui sont des proxénètes de leurs épouses envoyées se prostituer à l'étranger.
Ces hommes remplissent des bordereaux de retrait et jubilent lorsque madame, qui est partie depuis quelques semaines, communique, par téléphone portable, le montant de la somme d'argent transféré. Le téléphone portable le moins cher coûte 50 dollars au Cameroun.
Ce scénario prend de l'ampleur dès le mois de juin, une période qui marque le début des vacances de fin d'année scolaire, mais qui coïncide également avec l'été en Europe. Aussi note-t-on, les week-ends, d'incessantes rotations dans les halls des aéroports de Yaoundé et Douala, les deux principales villes du Cameroun, où certains époux vont convoyer leurs femmes en partance pour l'Europe. Les destinations les plus prisées sont : Suisse, France, Luxembourg, Belgique, Italie, Allemagne, et Espagne.
Selon des statistiques officielles, les femmes représentent environ 52 pour cent de la population de ce pays d'Afrique centrale, qui est estimée à 16,3 millions d'habitants.
Depuis quelques années, les femmes vont "travailler" en Europe tout l'été, déclarent certains couples rencontrés par IPS à l'aéroport, pour subvenir aux besoins de leurs familles au Cameroun. Mais les femmes n'indiquent que très subtilement le genre de travail pour lequel elles font le voyage.
Selon certains témoignages recueillis par IPS, le séjour pour ce "travail" en Europe peut rapporter jusqu'à 20.000 dollars. Le salaire mensuel d'un fonctionnaire moyen au Cameroun est d'environ 100000 Fcfa.
"Je ne peux pas vous dire ce que je vais faire en France. Mon mari m'a dit que mes formes avaient de quoi faire rêver et qu'il fallait que j'en fasse profiter à la famille", dit à IPS, d'un air embarrassé, G. Annaba, 39 ans, contractuelle de l'administration, à Yaoundé. "Ma collègue, une habituée, est partie, il y a trois semaines et c'est elle qui devra me guider. Elle m'a beaucoup encouragée à tout faire pour aller me débrouiller", dit-elle.
"Prenant pour exemple une amie de la famille qui possède deux voitures et une villa, mon mari m'a conseillé de 'bosser dur' là-bas en pensant à notre triste situation", ajoute Annaba.
T. Mekoulou, 46 ans, brocanteur déclare à IPS : "C'est la seconde fois que j'envoie mon épouse se débrouiller. Un ami qui roule carrosse", indique-t-il, "m'avait conseillé de faire ce 'bizness' en m'expliquant comment divers séjours européens de sa femme leur avaient permis de monter des affaires prospères".
"Ensuite", ajoute Mekoulou, "il m'a convaincu de ce que la cambrure de Pulchérie (son épouse) pouvait 'faire gaffe' chez les Blancs qui affectionneraient son genre. Je ne savais comment le dire à ma femme, mais face à nos difficultés croissantes, je lui ai expliqué le topo et elle a accepté".
Mekoulou a précisé qu'il demande à son épouse de toujours demander à ses partenaires de se protéger; mais que comme il n'est jamais tombé malade, il croit que son épouse suit bien ses conseils.
Le proxénétisme des conjoints, pour ainsi dire, est entré dans les moeurs de certains Camerounais depuis que la crise économique, qui a sévi de 1986 à 1996, avait détruit les équilibres sociaux et professionnels de plusieurs familles. Cette crise était, d'une part, consécutive à la chute des prix des produits d'exportation sur les marchés internationaux, comme le café, le cacao, et, d'autre part, à l'assèchement des finances publiques, selon les autorités.
Mais les faits divers racontés partout dans la rue et la presse font souvent état des fonctionnaires civils ou des agents de force de l'ordre qui envoient régulièrement leurs épouses dans les bras de leurs supérieurs hiérarchiques, en vue d'obtenir une bonne notation ou pour augmenter en grade.
L'Association pour la Lutte contre les violences faites aux femmes, une organisation non gouvernementale (ONG) basée à Yaoundé, s'était même penchée sur le proxénétisme en 2003, avec l'appui du Fonds genre et développement du Haut commissariat du Canada au Cameroun, à travers des séminaires d'éducation.
"Du fait de cette crise qui a engendré une faillite de la morale et du peu de scrupule de certains maris, certains hommes, proxénètes de leurs épouses, estiment qu'envoyer celles-ci se prostituer dans des contrées lointaines, rapporte beaucoup d'argent", explique à IPS, Colette Djuidjeu, sociologue, enseignante à l'Université de Yaoundé II.
"Surtout qu'une catégorie de ces femmes", ajoute Djuidjeu, "y sont encouragées par la famille et des collègues sans foi qui édifient, dans nos cités, d'immenses maisons et illuminent nos cités de leurs grosses cylindrées".
Pourtant, l'article 294 du code pénal camerounais punit d'un emprisonnement de six mois à cinq ans, et d'une amende allant de 38,46 dollars à 192,32 dollars environ, toute personne reconnue coupable de proxénétisme.
Mais jusqu'à ce jour, aucune plainte n'a encore été déposée dans les tribunaux contre un époux proxénète. Ce qui reflète, selon le "Rapport du département d'Etat américain sur la traite des humains au Cameroun 2004" publié en juin 2005, un laxisme des autorités du pays.
Ce rapport souligne que "le gouvernement du Cameroun manque de stratégie nationale pour combattre le trafic des êtres humainsà", et qu'il "n'existe aucune législation complète contre ce trafic, même si certaines dispositions du code pénal interdisent le proxénétisme".
Le gouvernement, ajoute le rapport, "n'a fourni aucune formation spécialisée sur la lutte contre le trafic aux fonctionnaires, ceci (est dû) en grande partie au manque de ressources financières".
"Nous avons saisi par lettre le ministère de la Promotion de la Femme et de la Famille sur ce phénomène; surtout que des cas de VIH/SIDA ont été rapportés", confie à IPS, Samirat Ntiaze, présidente du Cercle d'encadrement et de formation des femmes et des jeunes, une ONG basée à Yaoundé.
"Notre association veut faire quelque chose, mais là où çà coince, c'est que nos soeurs, qui ont fait les frais de cette boulimie financière de la part de leurs époux, et ceci au mépris de la dignité humaine, ne veulent pas dénoncer cette barbarie", explique Ntiaze. "Il me semble qu'elles y trouvent leur compte, car certaines vont et ne reviennent plus au pays".
Cette forme de trafic ne se limite pas aux femmes; il en existe également un qui touche des jeunes, notamment les filles, selon les ONG.
Pourtant, le ministère de la Promotion de la Femme et de la Famille est régulièrement informé par des ONG qui organisent des causeries éducatives dans les "Maisons de la Femme" ou à travers des débats dans les médias publics. Mais aucune action concrète d'envergure n'a encore été menée pour endiguer le proxénétisme.
"Nous sensibilisons les femmes au danger qu'elles encourent. Mais, la plupart des victimes sont consentantes, et ne veulent pas coopérer pour le démantèlement des réseaux des maris proxénètes", déclare à IPS, Clotaire Mbembé, un assistant social du ministère qui ignore le nombre de femmes impliquées dans cette forme de prostitution.
Selon la police camerounaise des frontières contactée par IPS, la plupart des femmes qui sollicitent les passeports, disent qu'elles vont en Europe pour rendre visite à un membre de la famille malade ou se soigner, elles-mêmes.
Les consulats de Suisse et d'Allemagne, joints par IPS au téléphone, ont reconnu que beaucoup de femmes, parmi les demandeurs de visa, vont se prostituer. Mais ils ajoutent qu'ils n'ont pas les moyens de savoir qui est prostituée et qui ne l'est pas, car les dossiers de demande de visa répondent généralement aux critères d'immigration.
Source: Inter press service
|