Si l’on en croit M. Bouopda Kame, l’argument principal qui le conduit à nier l’existence du nationalisme à l’Ouest tiendrait à ce que les violences qui ont sévi dans cette partie du territoire entre 1957 et 1961 étaient non pas le fait de combattants upécistes, mais de malfaiteurs de droit commun. Il situe aussi le nombre de victimes à 20 000, en se fondant sur les estimations de l’armée française.
Il qualifie les victimes de la répression colonialiste et gouvernementale de criminels de droit commun. Or, des témoins de l’histoire attestent qu’après le discours incendiaire du président Moumié ordonnant aux militants de l’UPC de répondre du « tac-au-tac » aux provocations de l’administration, « des Bamiléké [sont] sortis des boutiques et clamant des chants de guerre, en leur langue » (voir notamment Wonyu, 1985, p. 46). La relation entre l’UPC et les violences est indéniable.
De surcroît, l’histoire atteste que les qualificatifs de bandits, d’assassins et de violeurs étaient affublés aux nationalistes par les adversaires de l’indépendance (voir T. le Vine, pp. 64 et 65 et Bayart, p. 40). Dans le discours qu’il a prononcé le 9 novembre 1957 à Boumnyébel, André-marie Mbida a ainsi proféré cette phrase fortement révélatrice : « beaucoup d’entre vous désirent ce que l’on appelle l’amnistie, et ils entendent par là le pardon des crimes extrêmement graves et de toutes sortes qu’ils ont commis » (Mbembe, p. 409). Le grand Um Nyobe lui-même n’a pas échappé au qualificatif de « criminel ». Jean Achille Mbembe rapporte ainsi que, dans La Presse du Cameroun du 5 février 1958, le journaliste Iwiye Kala Lobe a qualifié le héros national de « criminel pris pour un prophète appelant à l’anarchie et au meurtre » (p. 27). D’autres colonialistes s’attachèrent à faire la distinction « entre l’UPC du Grand Um Nyobé et la poignée d’assassins et de sabots à la solde de Moumié » (bayart, p. 64). Ce faisant, ils reconnaissaient implicitement que les actes de violence étaient perpétrés à l’instigation de l’UPC.
La qualification des combattants de l’UPC comme des « criminels » me paraît dès lors inexacte et illégitime, comme participant de la propagande anti-upéciste de l’époque, même si l’on ne saurait disconvenir que, comme dans tous les conflits, certains upécistes ou non profitaient des troubles pour laisser libre cours à leurs instincts les plus vils. Dans ses travaux, Jean-Achille Mbembe relève de multiples abus, exactions, vengeances sanglantes, en relevant que certains groupes indisciplinés du Comité national d’organisation, branche armée de l’UPC, extorquèrent des biens aux paysans au même titre que certains groupes d’ « auto défense » (p. 71). En dépit des dénégations de certains milieux upécistes qui estimaient que « les colonialistes » mettaient injustement les pillages, viols, assassinats et exécutions sommaires sur le compte de l’UPC (L’UPC parle, p. 14), Ruben Um Nyobe a reconnu ces faits comme imputables à l’UPC et a dénoncé le « caractère de lutte ou de haine personnelle » qui gênait le rayonnement du mouvement (Mbembe, p. 67).
L’incohérence de la thèse qui assimile les combattants de l’UPC aux malfaiteurs de droit commun est soulignée par la question de l’amnistie. Pouvait-on mettre la question de l’amnistie de bandits, de violeurs et d’assassins au cœur du débat politique de l’indépendance ? Assurément, non. Si la question de l’amnistie était au cœur du débat c’est certainement parce que chacun savait que la grande majorité des violences perpétrées étaient le fait de nationalistes en lutte contre le colon et ses alliés (T. le Vine, p. 74-75).
II- Pour ce qui est des contacts entre les dirigeants de l’UPC et les maquisards de l’Ouest, il ressort certes des travaux de Jean Achille Mbembe que Um Nyobe a reconnu le « manque de contact entre les dirigeants des comités et la masse » (p. 67). Mais il est également constant que la relation entre l’ordre de Moumié de lancer le terrorisme le 30 juin 1959 et l’intensification des brutalités dans le Bamiléké est historiquement établie (Eugène Wonyu, pp. 62 et 74). Victor T. Le Vine, qui n’affiche pas de sympathie excessive à l’égard des nationalistes camerounais, soutien néanmoins, en ce sens, que « la plupart des actes de terrorisme au Cameroun pendant les années 1958 et 1959, étaient commis à l’instigation de l’UPC et provenaient de la soi disant Armée de libération Kamerunaise » (p. 75).
L’absence de relation entre la direction de l’UPC et les maquisards serait la conséquence de l’inorganisation de la lutte clandestine dans laquelle l’UPC s’est engagée sans préparation (T. Le Vine, p. 53 et Bayart, p. 43).
J’en déduis que l’absence de contact entre les maquis et les dirigeants en exil de l’UPC ne permet pas de séparer la majorité des actes de violence commis dans le Bamiléké de la revendication nationaliste.
III - Le nombre de morts, M. Bouopda semble se fier au chiffre de 20 000 morts, fourni par l’armée française qui ne peut être tenue pour une source indépendante dans les cette affaire. Il est constant que l’opposition fut plus intense à l’Ouest qu’ailleurs, dans la période considérée. Jean François Bayart reconnaît ainsi que « l’aile bamiléké [était] réputée plus extrémiste » et que le pays bamiléké s’est embrasé à la suite de l’appel de Moumié (Bayart, pp. 43 et 64). Victor T. Le Vine relève aussi que les militants du mouvement nationaliste provoquèrent une « explosion de terrorisme » dans le pays (p. 45). Dans mon mémoire de maîtrise j’en ai déduit que ce déferlement de violence révolutionnaire « prouve que l’UPC intérieure était aux ordres de l’UPC extérieure » (pp. 82 et 85). La répression qui s’est abattue contre les upécistes de tous horizons a aussi été qualifiée d’« excessive » (Bayart, p. 90).
En conclusion, je renvoie dos à dos la double imposture de Bouopda Kame qui s’appuie uniquement sur les sources françaises pour affirmer qu’il n’y a eu que 20 000 morts à l’Ouest ; qui prétend que la quasi-totalité des victimes étaient des malfaiteurs de droit commun et qui croit pouvoir se fonder sur l’absence de relation directe entre la direction de l’UPC et les maquis pour valider ses positions. Je rejette aussi les allégations de ceux qui avancent le chiffre astronomique de 500 000 morts à l’Ouest, ce chiffre étant probablement excessif, y compris pour l’ensemble du pays ; autant que la qualification de génocide qui reste à prouver.
Ne perdons pas de vue qu’il n’appartient pas à chacun de se donner une définition du génocide. Aux termes de l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée et soumise à la signature et à la ratification ou à l'adhésion par l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 260 A (III) du 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951, « le génocide s'entend de l'un quelconque des actes [de meurtre de membres du groupe; d’atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; de soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et de transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe], commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
Sources :
Abel Eyinga, Introduction à la politique camerounaise, Paris, L’harmattan, 1984, 356 pp.
Eugène Wonyu, Cameroun : de l’UPC à l’UC, témoignage à l’aube de l’indépendance (1953-1961), Paris, L’Harmattan, coll. Mémoires africaines, 1985, 332 pp.
James Mouangue Kobila, L’indépendance du Cameroun : l’empreinte coloniale, mémoire de Maîtrise de Droit public, Université de Yaoundé, 1990, 130 pp.
Jean-Achille Mbembe, Ruben Un Nyobe, Le problème national camerounais, Paris, L’Harmattan, 1984, 443 pp.
Jean-François Bayart, L’Etat au Cameroun, 2ème éd., Paris, Presses de la Fondation nationale de science politiques, 1985, 348 pp.
Union des populations du Cameroun L’UPC parle…, Paris, Maspero, coll. « Cahiers libres », 1971, 116 pp.
Victor T. Le Vine, Le Cameroun, T. 2, Nouveaux Horizons, 1970, 181 pp.
L'interview du Professeur Bouopda Kame :
Bouopda Pierre Kame : « La thèse du génocide Bamiléké est fantaisiste »
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