Patrice Nganang
Au moment où nos jeunes frères jetés en prison en février rentrent à la maison, récapitulons les faits pour conclure : il y a trois mois donc, Joe la Conscience reçut du tribunal de grande instance de Yaoundé, la sentence honteuse qui, au dessus de la mort de son fils, le jeta lui aussi à Kondengui. La vérité pourtant est que c'est plutôt le 16 février 2006, c'est-à-dire deux ans auparavant, qu'il avait été condamné par une conspiration de l'infamie qui décida de son verdict au nom du "bon voisinage."
O, il y a deux ans certes, Joe n'avait peut-être pas encore composé sa chanson sur 'l'emmerdement constitutionnel'. Certainement n'avait-il pas encore concocté sa décision de taper à pieds, sans blague, de Loum à Yaoundé pour dire à Biya cette phrase simple qu'il n'a pourtant pas pu lui dire en fin de compte : 'trop c'est trop !'. Il y a deux ans, son fils, Patrick Lionel Aya, lui, n'était qu'encore cet écolier que tout gamin de neuf ans est chez nous, insouciant derrière son plat de beignets-haricots, jouant au ballon nu sous la pluie, car l'enfant d'autrui ne savait pas encore qu'il recevrait deux ans plus tard dans le corps, la balle chaude d'un soldat des grandes ambitions, une balle qui l'assassinerait.
Ce 16 février 2006 fatidique donc, où Joe la Conscience fut véritablement condamné, était invité devant les nouveaux locaux de l'ambassade des États-Unis, le dictateur de chez nous, Néron de Mvomeka'a. Paul Biya écoutait le discours de l'ambassadeur américain, Niels Marquardt, qui, auréolé dans les médias par sa campagne pour la transparence des fonds publics, pour l'occasion avait d'ailleurs invité la sous-secrétaire d'Etat américaine aux affaires africaines, Jendayi Frazer, venue directement de son pays - même si de passage pour le Liberia où l'histoire de l'Afrique se faisait vraiment. Jendayi Frazer, une dame bien dynamique, qui dans une interview au quotidien 'national' Cameroun tribune déclara ceci à propos du respect des droits de l'homme dans notre pays : "En général, il y a la liberté de presse ici au Cameroun. Et pour ce qui concerne la promotion des droits de l'homme, le Cameroun s'y prend plutôt bien." C'était il y a deux ans, c'est évident.
Personne ne peut reprocher cette phrase qui à nos yeux aujourd'hui ne peut qu'être une boutade, à Jendayi Frazer, cette très intelligente dame qui ces jours-ci fouette certainement d'autres chats encore plus importants que le Cameroun, même si chez nous ses mots ricochent encore dans le feu des jours fous de ce février 2008 qui virent Equinoxe Tv être clos ; qui virent des marches du Sdf être interdites ; qui virent les sbires du RDPC tamtamer partout dans les medias d'Etat, et aux frais du contribuable, le changement des articles de la Constitution de 1996, afin de maintenir éternellement Paul Biya au pouvoir ; qui virent la centaine de nos petits-frères être tués, et le millier d'autres jetés en taule le torse nu. Oui, l'interview de la "madame Afrique" des États-Unis, lue aujourd'hui après les émeutes de la faim et la colère nationale de février, nous rappelle le début de notre dégringolade depuis ce discours du nouvel an de Paul Biya, et son interview de janvier 2008, qui décidèrent Joe la Conscience dans son lointain Loum à dire : "trop c'est trop !"
Mais à Yaoundé, en février 2006 où Jendayi Frazer accordait une interview à Cameroon tribune, et où, sans que Joe le sache le sort de sa "longue marche pour la paix" était scellé à l'avance dans l'infamie, le propos le plus croustillant et désaxant, qui d'ailleurs resta dans les archives vivaces et dans la géographie de la capitale, c'était le discours de l'ambassadeur américain. Niels Marquardt promit ceci à Paul Biya : "Nous sommes engagés à donner un accueil digne et chaleureux à tous ceux qui viennent ici" ; mais il ajouta aussi au dictateur, que l'ambassade américaine serait "un bon voisin."
Il est impossible de poser à l'ambassadeur Marquardt aujourd'hui - il est en poste à Madagascar - la seule question, bien américaine celle-là, qui vaille ici : "what were you thinking ?" C'est que ce jour-là, ce 16 février 2006 donc, il posa un autre acte, d'importance, car il inaugura l'avenue Rosa Rarks, en mémoire de cette secrétaire Africaine et Américaine qui refusa de céder sa place de bus à un blanc, au Sud des États-Unis, où cet acte seul était suffisant pour lui infliger une peine de 14 dollars (c'est-à-dire, 5900 francs CFA !), que monsieur l'ambassadeur ne manqua pas de signaler à son public du jour - Jendayi Frazer, mais aussi Paul Biya, et surtout le peuple camerounais - comme étant le sommet de l'ignominie.
Et il avait raison d'ailleurs, car comment comprendre que cette infamie aura été suffisante pour inspirer l'indignation de Martin Luther King, alors fraichement élevé au rang de pasteur, et le pousser à mobiliser toute la communauté noire de Montgomery pour un boycott des bus qui ainsi commencèrent cela qui dans l'histoire des États-Unis et du monde entier est demeuré historique : la revendication de leurs droits civiques par des anciens esclaves noirs ? Ah, c'est avec les mots du vigoureux Charles Rangel, le représentant de New York au Congrès américain, que l'ambassadeur résuma pour nous tous, Camerounais, cette vraiment abracadabrante histoire de bus: '[ iJe suis convaincu qu'il y a un peu de Rosa Parks dans tout Américain qui a le courage de dire: trop c'est trop!, et de défendre ses convictions.]'
Dire que pour répondre à cette histoire que tout petit Américain apprend par cœur à l'école, aux États-Unis, Paul Biya qui, comme ce n'est pas son habitude s'était déplacé ici en bon voisin, tint un discours dans lequel il parla de 'valeurs communes - démocratie et progrès - sur lesquelles l'amitié américano-camerounaise est basée', se montra compréhensif, et tout heureux ! Joe la Conscience avait-il pris cet échange entre 'bons voisins' au sérieux lorsqu'il fut présenté en direct et en différé, en français et en anglais, à l'envers et à l'endroit, puis décortiqué le matin, à treize heures et le soir par les médias publics ? Certainement, car sinon il ne serait pas allé directement au palais de l'Unité redire ces mots de Charles Rangel, 'trop c'est trop !', qui explosèrent dans son cœur quand ce janvier 2008, dans son discours à la nation Paul Biya décida soudain d'ajouter un chapitre encore plus malodorant et honteux à cette déjà très longue histoire de l'infamie qu'est son régime, et que les Camerounais croyaient finir bientôt. Oui, c'est un fait : Joe la Conscience ne vint pas en premier lieu devant l'ambassade américaine, même si vingt-cinq ans de libéralisme communautaire ont enseigné à tout Camerounais que le peuple n'est pas reçu au palais de l'Unité, mais en est plutôt chassé.
Il essaya tout de même, Joe, en Camerounais qui se respecte, de frapper aux portes d'Etoudi pour rappeler au têtu locataire des lieux, les mots de Niels Marquardt, de Charles Rangel, de Rosa Parks, et de ces milliers de Camerounais dont il avait réuni les signatures : 'trop c'est trop !' Il fut chassé par les militaires des grandes ambitions qui le capturèrent finalement devant l'ambassade des États-Unis, sur l'avenue Rosa Parks, quand en même temps à Loum, pour couronner le tout, ils assassinaient son fils, Patrick Lionel Aya.
Voilà vite dit, l'histoire de Joe. Elle ferait un caillou sec verser des larmes de compassion. Pour un pouvoir américain dont la politique officielle aujourd'hui, avec Georges W. Bush, s'appelle 'le conservatisme compassionnel', il est étonnant que l'ambassadeur américaine chez nous, Janet E. Garvey, n'ait pas aussitôt frappé du poing sur la table pour un citoyen camerounais, non-violent de surcroit, au nom de Dieu, qui dans la cour de ses bureaux était capturé tel un vulgaire bandit, puis jeté en prison pour six mois sans qu'il ait rien, mais alors rien fait de criminel.
Même si en mars 2003, c'est-à-dire à la veille de la sale et vraiment infinie guerre en Irak, l'homme aux grandes ambitions avait été reçu à la Maison Blanche alors que personne de bien pensant ne voulait y aller, il demeure très étonnant qu'un pays aussi belliqueux que les États-Unis n'ait pas réagi de manière épidermique lorsque son territoire fut ainsi violé par le dictateur de chez nous, comme ce fut le cas ce février 2008. Pour un pays qui sait que dans l'histoire poussive de la liberté, la cour de l'ambassade américaine a plusieurs fois été le lieu où les dictatures les plus sottes se sont cassées les dents, il est plus qu'étonnant que les Etats-Unis aient décidé de fermer les yeux sur le principe du droit d'asile. Et surtout, pour une politique africaine des États-Unis qui jusque-là ne s'était jamais cachée de donner la main aux forces du changement chez nous, était allée, bébéla, jusqu'à offrir des bourses d'étude à la Harvard Univesity jadis à ceux comme Célestin Monga qui en 1991 avaient persiflé le dictateur, le long silence de l'ambassade américaine au Cameroun demeurera toujours déroutant. Alors pourquoi, se demanderait tout Camerounais qui se respecte, oui, pourquoi les Américains qui sous un grand tamtam ont fait d'une rue de Yaoundé l''avenue Rosa Parks' ; pourquoi eux que tout prédisposait donc a priori à comprendre les actes de Joe la Conscience ; pourquoi diable ont-ils bouché leurs oreilles à son cri ?
Faut-il penser que ce sont les lois du 'bon voisinage' que l'ambassadeur américain Niels Marquardt avait promis à Paul Biya de respecter jadis, qui les empêcha si longtemps d'exiger du dictateur de chez nous qu'il libère immédiatement l'actuel défenseur des droits civiques des Camerounais le plus courageux, Joe la Conscience, quand ceux-ci furent piétinés ce février? Inutile de dire que Rosa Parks se retournerait dans sa tombe de savoir son histoire ainsi trainée dans la boue de Yaoundé par l'ambassade de son pays, Rosa Parks, cette digne dame, cette illustre Africaine et Américaine dont l'un des disciples dans notre pays aura pourtant payé le prix le plus élevé, l'assassinat sauvage de son fils, Patrick Lionel Aya ; elle, dont le disciple resta des mois à Kondengui pour avoir répété cette phrase qui à Montgomery lui fit jadis, à elle, ne pas se lever de son siège de bus et payer 5900 francs CFA (c'est-à-dire : 14 dollars !) de contravention : 'trop c'est trop !' Quant à nous, si le silence américain sur cela qui est bien devenu l'affaire Joe la Conscience nous dit une chose, c'est ceci, en conclusion de tout : c'est entre nos mains et entre nos mains d'abord, Camerounais, que se trouve la clé de notre libération de cette lâche dictature qui dans son dos assassine l'enfant d'un père. Oui, c'est au bout de notre courage seul que se trouve notre salut national, même si ce novembre 2008 annoncera peut-être un déménagement à l'avenue Rosa Parks, et le retour au Cameroun de cette autre politique africaine des États-Unis - celle-là dont nous avons eu l'avant-goût en 1990. Mais cela, nous ne pouvons que l'espérer à travers notre homonyme national, Obama Barack.
Source: Le Jour Quotidien
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