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Célestin Monga pleure le théologien en boubou: Jean-Marc Ela
(28/01/2009)
Alors que le corps de Jean Marc Ela arrivait à peine au Cameroun, Célestin Monga a tenu à lui rendre un dernier hommage à travers une lettre ouverte.
Par Célestin Monga

Mon cher Jean-Marc,

La nature de notre relation était telle que tu n’as jamais critiqué ni mes choix professionnels et intellectuels, ni ceux de tes nombreux enfants adoptifs. En dépit de ton opposition farouche au libéralisme économique, tu m’as toujours pardonné mon impertinence, mes incartades et mes propos parfois hérétiques. Tu m’as souvent félicité de mon travail, malgré ta défiance par rapport à l’institution Banque mondiale. Tu m’as toujours encouragé d’y apprendre chaque jour quelque chose de nouveau. Cette étrange tolérance m’a beaucoup grandi. Parfois d’ailleurs lorsqu’un hurluberlu désorienté par l’amertume m’interpelle non pas sur mon travail ou sur des actes que j’aurais posés (ce qui serait une critique légitime) mais sur l’idéologie supposée de mes employeurs, je me contente de sourire et de relire les mots que tu m’écrivais, puissants viatiques et balises de mon itinéraire. Ton soutien constant ne visait pas l’ objectif petitement matérialiste et rancunier de ceux qui envoyaient Samba Diallo à l’Ecole du Blanc pour y “apprendre à vaincre sans avoir raison”. Tu estimais simplement que les relations humaines se situent à un rare niveau de complicité ardente, qu’elles s’énoncent dans un lieu où l’amour est inconditionnel et où ne sauraient parvenir ces peccadilles et artifices que sont les désaccords intellectuels et les opinions individuelles, au demeurant éphémères et dérisoires. Seules comptent la majesté du rêve commun et la texture de nos sentiments.

Il est arrivé à quelque donneur de leçon de me demander comment je pouvais bénéficier de ta bienveillance, moi l’économiste de la Banque mondiale et théoricien supposé du libéralisme. Les braves inquisiteurs qui se posaient ce type de question ne s’étaient probablement pas donné la peine de s’informer sérieusement sur la validité des attaches idéologiques dont ils m’affublaient, ni même sur le contenu de mon travail—qui pourrait leur en vouloir de n’avoir pas lu mes modestes écrits ? Plus grave : ils sous-estimaient l’étendue de ton cœur, la largeur de ton indulgence et ta capacité à questionner régulièrement tes propres certitudes intellectuelles. Tu croyais toi aussi que le doute est le meilleur ami de l’homme.

Il m’est quand même arrivé de penser furtivement à nos différences d’approches au sujet du libéralisme économique par exemple. Tu considérais la défense des intérêts des paysans africains comme un impératif moral. Violentés par un capitalisme tropical souvent caricatural, ces paysans-là ne se sont jamais laissé faire. Tu as d’ailleurs chroniqué mieux que personne leurs ripostes parfois très percutantes dans ton ouvrage Quand l’Etat pénètre en brousse. Tu y as dénoncé la démission de l’Etat, et suggéré une meilleure gouvernementalité des entreprises publiques africaines. Peut-être accordais-tu parfois le bénéfice du doute à ces leaders politiques autoproclamés et à ces fonctionnaires qui croient disposer d’une sagesse économique infuse ?

Pour ma part, je considère toute initiative marquée du sceau de la raison d’État comme étant a priori suspecte et souvent source de gaspillage de nos maigres ressources fiscales. Je me suis donc toujours méfié de l’exercice de la souveraineté étatique, surtout dans un contexte où ceux qui monopolisent la raison d’État entretiennent délibérément la disette comme moyen de maximiser leur pouvoir. J’ai donc été plus sceptique que toi de la capacité de nos planificateurs à la générosité douteuse, et ai toujours pensé qu’un libéralisme intelligemment régulé et bridé par le bon sens collectif pouvait être source de créativité et cadre de mobilisation d’énergies, surtout face à des Etats postcoloniaux à l’identité instable. Relisant ces jours-ci Travail et entreprise en Afrique noire, un de tes derniers ouvrages consacrés à l’entreprenariat africain, il m’a semblé que nos opinions n’étaient pas vraiment éloignées l’une de l’autre.

Cher Jean-Marc,

Il existe une Afrique surpeuplée de doutes, confisquée par des “dictateurs stagiaires” (Mongo Beti), des “despotes obscurs” (Edem Kodjo), des leaders d’opposition aigris et agités, des diplômés illettrés et des “intellectuels tarés” (Nicephore Soglo), des Feymen dont la fortune appauvrit la société, des étudiants en colère devenus conservateurs, des fonctionnaires qui théorisent la paresse, des jeunes qui risquent leur vie dans les soutes d’avion pour aller chercher un eldorado improbable en Occident, et des femmes désabusées qui consacrent leurs économies dans les cybercafés à chercher des maris sauve-misère dans l’Internet.

Mais tu as montré dans tes travaux que l’Afrique, qui compte désormais 1 bon milliard d’individus, est bien plus que cela : c’est aussi le continent des femmes-courage, des paysans-sans-peur, des enfants qui travaillent pour effacer les cicatrices de l’Histoire, bref, le lieu des grands rêves et de toutes les possibilités. Malheureusement, tous ces efforts et sacrifices sont souvent réduits à néant parce que des dirigeants et des élites perverties y ont institué le goût du crime, le désir collectif du suicide.

Oui, c’est bien cela. Paradoxalement, ce que nous devons déplorer véritablement aujourd’hui, c’est la mort de Satan dans nos vies – c’est-à-dire la disparition de l’idée du mal, le mépris de toute ambition éthique, la banalisation du diable, la valorisation de la cruauté et la perte collective du sens de la responsabilité. Dans les orgies et les médiocres séances de magie qui ponctuent la vie quotidienne au Palais présidentiel d’Etoudi et où on joue à se faire peur, la mort de Satan est donc en réalité la réhabilitation du diable, désormais vêtu aux couleurs de la République. Cette jouissance nihiliste a ses symboles réels et sa marque déposée : les louanges chantées au chef infaillible constituent le véritable hymne national. Le ventre est l’emblème de la nation. Les grenades, les fusils, les bombes lacrymogènes et les chars anti-émeute en sont les armoiries officieuses. La vraie couleur du drapeau est le sang des innocents, assassinés et enterrés dans l’oubli. Leurs noms s’égrènent comme une interminable litanie cannibale : ton ami le révérend Engelberg Mveng, Monseigneur Yves Plumey, l’abbé Joseph Mbassi, et de nombreux citoyens anonymes qui n’ont eu que le tort d’être vivants – sans autorisation.

Cher Jean-Marc,

Tes livres ont identifié le problème principal dont souffre l’élite africaine aujourd’hui. Lequel ? Le déficit d’amour-propre et la haine de soi, sentiments déguisés en haine de l’autre. La haine du voisin donc, de celui qui ne parle pas la même langue ou qui ne pratique pas la même religion. L’agitation sadomasochiste autour des mythes de la différence. Dans ce Cameroun qui te préoccupait tant, on désigne cet autre (qui n’est donc que soi-même) sous les étiquettes les plus ostensiblement péjoratives. On parle ainsi du “Nordiste”, du “Maguida”, du “Sudiste”, du “Beti”, du “Bamiléké”, de “l’Anglophone”, du “Bassa”, du “Douala” ou du “Bafia”… Comme si ces vignettes avaient une signification quelconque dans ce pays où les voyous qui “gouvernent” se recrutent dans toutes les ethnies et pratiquent toutes les religions. Comme si le fait d’insulter et d’humilier le voisin mettait du baume au cœur dans ce pays où les citoyens de toutes les ethnies et religions meurent de faim, ne peuvent pas se soigner ou envoyer leurs enfants à l’école.


L’intensité de ton travail et l’élégance de ton mode frugal de vie m’ont permis de mieux comprendre le véritable statut de la pauvreté. Contrairement à ce que l’on a tendance à croire, elle n’est pas l’autre versant de la richesse. Elle est un lieu psychologique, un vécu, une approche de l’existence. Si on ne le comprend pas, on court le risque de tomber dans le piège d’une forme de “pauvreté enrichie”, bien pire que le dénuement matériel. Sony Labou Tansi avait probablement la même intuition quand il disait : “Je ne suis pas à développer, je suis à prendre ou à laisser”.

Mon cher Jean-Marc,

Les vieilles photos peuvent être sadiques. Elles déterrent les souvenirs et remuent la mémoire parfois de façon impitoyable. J’en ai conservé quelques-unes de toi, prises au fil des ans, exprimant chacune à sa manière l’impérieuse vérité de ton personnage. Certaines me sont particulièrement pénibles à regarder. Comme celle-là qui doit bien dater d’une vingtaine d’années, sur laquelle on te voit vêtu d’un de tes légendaires boubous devant ta maison de Yaoundé. Ton léger collier de barbe noire tempère l’acuité de ton regard mais l’image dégage une mélancolie douloureuse. On y voit l’homme préoccupé, habité par cette mystérieuse sensibilité qui permet à certains de capter les signes prémonitoires de la catastrophe, de pressentir un tremblement de terre ou un cyclone. A ton regard, on peut bien voir que tu sais beaucoup plus de choses que tu ne souhaitais le savoir, et que la conscience du mal qui rôde autour de nous te pèse terriblement.


Cette autre photo, datant de quelques mois seulement, prise à Boston College où tu enseignais encore récemment, suscite chez moi des sentiments mêlés, tristes et gais à la fois. J’y revois ton visage de prophète lucide et inquiet, ton air à la fois lointain et seigneurial, tes accès de drôlerie contenue, et cette distinction dans le geste qui te donnait constamment un air de paysan aristocrate. J’y retrouve cependant la douceur de ton regard posé sur mes enfants, l’intime complicité entre vous, et aussi dans la lueur sombre de ton visage pourtant auréolé de cheveux et d’une barbe blanche, cette lueur que j’interprète aujourd’hui comme le reflet d’une douleur silencieuse et intime.

Cher Jean-Marc,
Tu as donc tiré ta révérence après une existence intense. Personne ne t’accusera de démission : tu t’es battu comme bien peu d’autres. La vie sur terre n’est pas une sinécure. Comme le dit avec humour le chanteur Douleur, Jésus-Christ lui-même s’en était aperçu lorsqu’il est venu pour changer les hommes. Non seulement ceux-ci n’ont jamais voulu de son message mais ils l’ont torturé, écartelé et cloué sur une croix, avant de le renvoyer sans état d’âme au paradis en guise de punition. Au risque de blasphémer, il n’est pas difficile d’ailleurs d’imaginer Jésus retournant au paradis, violenté, boursoufflé et ensanglanté, et disant à son Grand Commanditaire : “Mon Père, tu m’as confié une mission impossible ! Ces hommes que tu as créés sont ingérables. Ils sont tous fous !...”


Oui, ils doivent être fous à lier, ces gens dénués d’humanité qui t’ont menacé, pourchassé, traqué, et contraint à quitter ton pays bien-aimé sans aucune préparation, à l’âge respectable de soixante ans, pour aller affronter les déchirures d’un exil glacial et solitaire. Aucun asile psychiatrique ne serait assez grand pour les contenir. Aucune sanction ne serait assez sévère pour réparer l’irréparable et aucun tribunal assez solennel pour mesurer la gravité de leur faute. Aucun tribunal sinon, peut-être, celui de leur conscience. Le problème est que ces gens-là n’ont manifestement aucune conscience. Il va donc falloir que nous passions à la vitesse supérieure, c’est-à-dire que nous les obligions à confronter leurs mauvais totems. Et reconnaître que le souci d’éviter la violence comme mode de réponse à la cruauté ne doit pas exclure le recours à la force comme instrument de la justice.


Ecrivant d’ailleurs ces lignes, je me souviens du rêve éveillé que j’ai eu l’autre soir. Tu dialoguais avec Dieu. Tu lui demandais pourquoi il a donné tant d’intelligence aux Africains si c’était pour les priver de s’en servir. Il te répondait sur le ton de l’énigme qu’il a offert la liberté à tous les hommes. Et que c’est bien à chacun de définir l’objet et le champ de cette liberté et de l’exercer. En ce moment de gloire et de modestie où l’Amérique s’offre comme visage le fils d’un émigré kenyan, l’urgence de l’instant est encore plus vive. Ton regard nous interpelle. Ton sacrifice nous impose également notre prise de responsabilité.

Mon cher Jean-Marc,

Je pense à toi en lisant ces vers d’Aimé Césaire gravés sur sa modeste tombe au cimetière de La Joyau en Martinique :

“J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un couloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable
J’habite un voyage de mille ans
J’habite une guerre de trois cents ans
J’habite un culte désaffecté…
J’habite la débâcle
J’habite le pan d’un grand désastre”

Oui, Jean-Marc. Ta mort aggrave dangereusement le vertigineux déficit de compassion qui a déjà fait de notre pays une méchante caricature. Elle nous prive d’un homme libre et prestigieux, doté d’une rare conscience de l’urgence et de l’exigence éthique qui est l’ingrédient premier de toute démocratie et de tout développement. Elle nous prive d’un regard aigu sur nous-mêmes, d’une ascèse dans l’action, et de l’indispensable sentiment de culpabilité qui devrait accompagner chacun de nos actes. Il ne nous reste qu’à accepter la médiocre consolation que, de là-haut, tu veilles sur ce pays et sur ce continent auquel tu avais si mal.


Source : Icicemac




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