Marcien Towa, philosophe camerounais
Vous avez été maire à Elig Mfomo. Actuellement, vous êtes impliqués dans plusieurs activités notamment dans les projets de développement rural. Les collègues du département de philosophie de l'Université de Yaoundé I veulent bien vous donner quelques vacations. A propos de la mairie, que peut-on retenir en ces temps où on parle de la bonne gouvernance ou de décentralisation ?
Je crois que le projet de la décentralisation est important, parce qu'il y a un certain nombre de choses qui peuvent être faites au niveau des communes. Le problème des sources d'eau, le problème des écoles maternelles et primaires. Dans la plupart des pays développés, ces secteurs sont de la compétence des communes. Et les maires peuvent mieux les résoudre, à condition qu'ils aient les moyens. Il y a également le problème de l'amélioration de l'habitat, le problème d'hygiène. De même quand les régions seront décentralisées. Par exemple, les routes interdépartementales, les responsables des régions peuvent le faire à leur niveau. Surtout si les mairies sont dirigées par des maires compétents et honnêtes
Vous semblez militer pour la disparition des chefferies, quelles en sont les articulations ?
Il y a une raison très fondamentale. C'est que nous sommes dans une république et dans la république, il n'y a pas de rois. Il y a des milliers de chefferies traditionnelles et ces chefs traditionnels sont désignés de père en fils. C'est le principe de la monarchie, ce sont des dynasties. Une démocratie, comme par exemple l'Angleterre, peut avoir un roi, mais à ce moment -là, le roi n'a pas beaucoup de responsabilités, à vrai dire. C'est le premier ministre, le parlement, qui exercent le pouvoir réel. Le roi, c'est un peu les honneurs. Il a un titre honorifique, il n'a pas de responsabilité politique. On peut concilier la royauté avec la démocratie mais pas avec la république. Quand c'est la république, il n'y a pas de rois or ce que nous faisons, j'ai appelé cela des nègreries, parce que c'est ridicule et incohérent d'avoir des milliers de royaumes dans une république. Dans une république, vous avez non pas deux, trois rois, mais des milliers et vous les appelez majestés. Dans les livres de savoir- vivre, je vous dis que le terme " majesté " s'applique aux empereurs, c'est-à-dire aux rois des rois. Mais voici que chez nous, un chef de troisième degré, avec une population de quelques centaines d'habitants, on l'appelle majesté. Cela est complètement rocambolesque, ce n'est pas sérieux. C'est cela la raison fondamentale. Ou bien, nous sommes dans une république, nous faisons la démocratie et à ce moment là, nous ne pouvons pas avoir des milliers de rois ou bien nous sommes dans une royauté.
Vous avez assisté à la grève de la faim en février dernier. A votre avis, pourquoi est-on arrivé à cette situation ?
Bien, la grève de la faim ne concerne pas seulement notre pays. C'est un phénomène qui s'étend en Afrique, dans le reste du monde même. L'un des éléments qui expliquent la grève de la faim, c'est le prix du pétrole. Le prix du pétrole grimpe beaucoup et influence donc d'autres matières premières. Les prix s'élèvent. En ce qui concerne le pétrole, ceux qui vendent les produits de première nécessité répercutent les coûts de l'énergie dans leur prix, résultat : les prix montent mais les ressources des populations ne montent pas en proportion. L'autre résultat, les gens se sentent très mal à l'aise y compris des gens qu'on croit avoir des moyens, disons la petite bourgeoisie. Ce sont les feymen qui s'en tirent dans cette situation.
Admettez -vous avec Nkolo Foe que la responsabilité des émeutes revient à la banque mondiale et au Fonds monétaire International ?
Il y a de cela, parce que nous avons eu les ajustements structurels qui ont été une entreprise de reprise en main de nos pays. Parce que nos pays réclamaient un nouvel ordre mondial plus équitable. Les Occidentaux, d'une façon générale, se sont concertés à travers ces institutions internationales (la banque mondiale et le fond monétaire international) pour organiser la reprise en main des pays faibles, les pays du Sud notamment. Ils se sont organisés et ce qu'on a appelé des ajustements structurels et vous croyez que c'était pour nous aider à assainir notre économie ? E n réalité, en regardant les choses de plus près, ceci ne s'est pas soldé par une amélioration du niveau de vie des peuples, ni par une plus grande indépendance des pays sous-développés mais au contraire, par une plus grande dépendance et par plus de corruption pas moins de corruption comme nous pouvons le constater dans nos pays. Nos pays ne sont pas moins corrompus, mais plus corrompus après les ajustements structurels. C'est en ce sens qu'on peut parler de la responsabilité de ces institutions. Voyez- vous, depuis la chute du mur de Berlin, les pays capitalistes se sont dit que c'était le moment de recoloniser le Tiers-Monde. Parce que, avant, le Tiers -Monde jouait sur l'opposition entre l'Est et l'Ouest. Il existe un système mondial d'exploitation et de domination mis en place depuis l'origine de la civilisation industrielle, c'est-à-dire les 16 ,17 et 18 ème siècles. Ce système mondial repose sur le fait que la civilisation industrielle confère une grande puissance aux pays qui maîtrisent cette nouvelle civilisation fondée sur la techno science et sur l'organisation à grande échelle, tant et si bien qu'aujourd'hui, on parle formellement de la mondialisation. Mais la mondialisation vise, surtout le système capitaliste qui est devenu mondial. Alors qu'avant, il y a une bonne partie du monde qui se réclamait du système socialiste. L'autre partie se réclamant du système capitaliste. Maintenant, il n' y a plus que l'économie de marché. Ceci est une simplification. Il faut tout de même penser à la Chine populaire qui n'est pas encore, quoiqu'on dise, ralliée à l'économie capitaliste de marché. Donc, le système mondial de domination et d'exploitation, le nom l'indique, c'est une formule que je propose consiste à exploiter les pays pauvres. Mitterrand avait dit une chose très importante : le mouvement des capitaux, c'est pas du nord au sud, c'est du Sud au Nord. Les richesses du Nord, ce sont nos richesses parce que nous sommes spoliés depuis des siècles à la faveur de l'échange inégal. On a pris nos populations pendant la traite négrière, les écrivains parlent de 100 millions de gens que l'Afrique a perdus à l'occasion. Et puis, la traite a été suivie par la colonisation, qui n'est qu'une autre forme d'esclavage, en réalité. Il y a eu le néocolonialisme et maintenant la recolonisation. Et pendant qu'on exploit nos richesses, que faisons nous ? Le continent africain est un continent extrêmement riche potentiellement. Imaginez que la moitié de l'or du monde est fournie par l'Afrique du Sud. Le Congo Kinshasa, on l'a appelé " scandale géologique ", son territoire extrêmement vaste et extrêmement riche. Alors, ces richesses sont spoliées. Prenez par exemple notre forêt. Le travail du bois, c'est quand même une technologie que nous pouvons maîtriser. C'est cela qu'on devrait faire. Au lieu de cela, nous continuons de vendre le bois en grumes. Et les puissances du Centre qui coupent le bois, qui font la déforestation etc. Ils accumulent ce bois qu'ils revendent à d'autres pays. Ces pays nous revendent notre propre bois sous forme de meubles alors qu'en ne prenant que la forêt, si nous devenions spécialistes du travail bois. Si nous produisions les meilleurs meubles du monde avec nos bois précieux, nous serions riches rien qu'à partir de cette ressource. Il y a toutes sortes de minerais en Afrique (l'or, le diamant, le cacao etc.) alors que les Européens n'en n'ont plus guère. Voyez-vous ! C'est pour cela que la paupérisation de nos pays, depuis des siècles est à attribuer à l'Occident.
Comment sortir de l'étau ?
Eh bien ! Pour sortir de l'étau, il y a 2 problèmes fondamentaux : il y a le problème de la techno science, la science appliquée au développement de la puissance militaire. Le continent africain est le seul où aucun pays ne possède la bombe atomique. Ce n'est pas normal. La bombe atomique, ou bien tout le monde s'en dessaisit ou bien ceux qui n'en ont pas, militent pour l'avoir. Sinon, les autres ont le gros bâton, la puissance, et vous, vous attendez des coups. Dans ces conditions, qu'est-ce que vous voulez, vous êtes des esclaves. Je pense qu'il y a la technoscience qu'il faut maîtriser pour avoir la puissance militaire et avoir la prospérité économique. Il y a un autre problème : c'est le problème organisationnel, au niveau politique, parce que les puissances actuelles du monde sont les Etats -Unis d'Amérique, vous voyez la taille, c'est l'Union européenne et vous voyez la taille, c'est la Chine populaire près d'un milliards et demi d'habitants . Or, la population africaine actuelle, c'est moins d'un milliard mais d'ici quelques années, nous atteindrons le milliard. Or nous sommes plus de 80 républiquettes. Qu'est-ce que vous voulez ? Un pays comme le Cameroun, le Gabon ou la Guinée équatoriale, quel poids un pays de ce genre peut avoir devant les Etats-Unis, l'Union européenne, la chine populaire ? Donc, il faut s'organiser à la même échelle, c'est-à-dire à l'échelle panafricaine et nous sommes dans le club de philosophie Kwame Nkrumah, et ce n'est pas un hasard .Le panafricanisme est la condition nécessaire pour qu'on puisse s'en sortir. Si l'Afrique s'unit, si l'Afrique a une armée panafricaine continentale et si elle s'organise sur le plan économique de manière à exploiter ses immenses ressources naturelles. On crée un certain nombre de centres d'excellence technoscientifique, 4, 5 ou 6, on fabrique des savants et des ingénieurs de haut niveau. On organise bien l'enseignement au niveau des Universités, des lycées et collèges pour que nos populations maîtrisent la techno -science. On fait ce travail- là, à l'échelle panafricaine c'est une affaire de génération : 10, 15 ans après, nous pourrions tutoyer les grandes puissances de notre temps.
Mais beaucoup d'Africains ne croient plus au projet de L'union africaine. Depuis Nkrumah, le projet tarde à prendre corps. On se demande si l'unité africaine n'est finalement pas un projet utopique..
Non, voyez, Nkrumah est le principal théoricien du panafricanisme. Et depuis, il y a eu quelques progrès. L'Union africaine et malgache a fait long feu. L'Oua a au contraire évolué vers l'Union africaine qui a des ambitions plus affirmées pour l'unité. Cela veut dire que l'Union africaine contrairement à ce qu'on peut penser, les Africains y tiennent. On progresse, on ne progresse pas assez vite, mais on progresse tout de même. La deuxième observation que je peux faire, c'est qu'il y a bien sûr la responsabilité des hommes politiques, qui préfèrent être premier dans leurs républiquettes que d'être 4, 5, 6eme au niveau panafricain. Mais il y a aussi la responsabilité des médias. Ce sont les médias qui façonnent l'opinion. Les responsables des médias sont interpellés aussi pour rendre populaire le projet du panafricanisme.
Comment résorber finalement le problème de la faim ?
J'ai déjà en fait répondu à la question quand j'ai parlé de la technoscience. La techno science pour avoir la puissance militaire, mais aussi la prospérité économique. J'ai écrit un petit texte : Valeurs culturelles et développement. Dans l'immédiat, il faut mettre l'accent sur la révolution agricole, sur la modernisation de notre agriculture. Pour l'instant, ce que nous produisons c'est le café, le coton, l'arachide, le cacao et nous vendons ces produits à l'état brut. Bien, ce qu'il faut faire sans grosses dépenses, c'est moderniser notre agriculture, notre élevage. Moderniser, signifie revoir les méthodes culturales, la manière de cultiver, l'utilisation des engrais de toutes sortes et, surtout des engrais biologiques.
Si le philosophe doit prendre au sérieux le problème des comportements, quelle appréciation faites vous de l'opération Epervier ?
Eh bien, la corruption, contrairement à ce que les gens pensent, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, toutes ces institutions, ne combattent pas la corruption. Ces institutions reposent sur la corruption. D'ailleurs, l'argent qu'ils sont censé nous verser, cet argent reste entre leurs mains. Il y a Joseph Stieglitz qui a écrit un important ouvrage : La grande désillusion. Ce livre concerne la Banque mondiale, où lui-même a été l'un des responsables et porte sur les plans d'ajustement structurels dans lequel il constate que ces plans n'ont pas abouti au développement escompté. Il s reprennent cet argent et c'est la corruption. Mitterrand disait à propos que les capitaux ne vont pas du Nord au Sud mais du Sud vers le Nord. J'ai l'habitude de me référer à un ouvrage de Césaire : Une saison au Congo, où il fait parler un banquier. Un banquier qui prend la parole devant une assemblée de colons effrayés à l'idée que les Noirs allaient devenir indépendants. Le banquier leur dit : il n' y a rien d'effrayant : le sauvage, il y a deux manières de le faire marcher : la trique ou bien le matabiche. S'il gueule trop, vous le tapez dessus, sinon vous le corrompez. Qu'est-ce que ces gens là veulent ? Ils veulent des titres : président, ministre, directeur etc. Alors donnons leur des titres. Ils veulent de l'argent, des comptes dans les paradis fiscaux, des belles voitures, des villas etc. et ils vont devenir doux comme des agneaux. Ils ne seront pas nos amis parce que l'amitié est un sentiment dépassé. Ils vont nous laisser continuer à piller leurs pays comme nous le faisons jusqu'ici. Voilà la théorie et c'est cela qui est mis en pratique. Tant et si bien que nous sommes dans un système où la corruption est, pour ainsi dire, institutionnalisée. Nous sommes des Camerounais et nous savons comment cela se passe. Vous allez dans un service, on vous dit mais il faut parler. Moi , je dis que l'Epervier tel qu'elle a démarré, n'est qu'un commencement, mais il faut radicaliser l'opération Epervier et combattre pour de bon la corruption et c'est une condition nécessaire d'indépendance, sinon nous sommes au service du système mondial de domination et d'exploitation.
Ces arrestations spectaculaires renforcées par les médias sont-elles la solution ?
Mais, c'est un début. Il y a des milliardaires, voyez-vous ! Ces milliardaires ne font rien avec cet argent qu'ils vont garder en Europe. Et les Européens, avec notre argent, viennent à notre secours soi-disant pour nous aider, et pour se livrer à des opérations louches. Alors, si on commence par les gros poissons, ensuite, on passe aux moyens poissons et aux poissons. C'est un début et il faut continuer de manière à réduire au minimum la corruption, faute de l'éradiquer complètement.
L'actualité, professeur a également été marquée ces derniers temps par la modification de la constitution. Votre appréciation de cette révision stratégique d'avant les échéances 2011.
Bon, peut être que c'est stratégique. Disons que mon appréciation est que ce n'est peut être pas sérieux. La constitution n'est pas encore appliquée. Il y a la décentralisation qui n'est pas encore effective, le sénat et d'autres institutions qui sont prévus par la constitution ne sont pas encore mis en place. Avant d'appliquer la constitution, on la modifie. Cela n'est pas sérieux et donne l'impression qu'on n'avait pas suffisamment réfléchi quand on a adopté la dernière constitution. Cela donne l'impression des gens qui sont en train d'improviser, qui ne réfléchissent pas beaucoup, qui font des choses à la va- vite et qui reviennent dessus, bref à des gens embrouillés.
Si vous étiez homme politique, que suggériez-vous à M. Paul Biya pour 2011 ?
Eh bien, Je ne suis pas justement homme politique mais je suis un citoyen camerounais et africain, qui a des souhaits pour son pays et son continent. Comme je disais à l'instant, le panafricanisme, c'est la condition, l'une des conditions fondamentales de notre libération. Il faut donc que le président soit plus actif pour accélérer le processus d'intégration panafricain. Il faut régulièrement participer aux réunions de l'Union africaine. C'est plus important que les réunions de la Francophonie.
Probablement. Mandela n'est pas le seul : il y a notamment les pays de l'Afrique Australe qui ont lutté pour conquérir l'indépendance. Ils ont engagé des guerres de libération et les ont gagné contrairement aux idées de Senghor ou bien des Portugais qui pensaient que les Africains ne pouvaient pas gagner la guerre contre les Européens. L'Angola a gagné la guerre. Les peuples de l'Afrique australe ont des présidents qui sont issus de ces luttes de libération et ce n'est pas par hasard si l'Afrique australe fonctionne un peu comme la locomotive. Je pense qu'il y a des chefs d'Etats africains sérieux : en Angola, probablement ailleurs aussi.
Source: Le Jour Quotidien
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