« Il était une fois… » On serait tenté de commencer l’histoire d’Imane Ayissi à
la manière d’un conte, semblable à ceux que lui-même raconte dansLe
Silence du masque, son dernier livre paru aux éditions Les Portes du
soleil. Oui, la vie d’Imane Ayissi est un conte. Comment expliquer autrement que
cet enfant de Yaoundé très vite séparé de ses parents et contraint de quitter
tôt l’école ait écrit deux ouvrages bien accueillis par le public ? Que cet
autodidacte qui apprit la danse aux côtés de ses frères et sœurs ait participé
au ballet de Patrick Dupond et endossé le rôle de premier danseur dans la
création d’un opéra de Bizet au Théâtre impérial de Compiègne ? Que cet ancien
sans-papiers, longtemps obligé d’éviter les policiers français, ait défilé pour
Pierre Cardin, Christian Dior ou Lanvin, et posé pour les plus grands joailliers
de la place Vendôme, à Paris ? Comment expliquer, enfin, qu’il ait réussi à
imposer ses propres créations de mode, devenant l’un des stylistes africains les
plus réputés ?
Pas de gris-gris ni marabouts pour expliquer l’histoire de ce fonceur. Seulement
une bonne dose de culot et une volonté en acier trempé. Son goût du combat, il
le tient peut-être de son père champion d’Afrique de boxe, qui remporta aussi le
titre de champion d’Île-de-France dans les années 1950. Et sa grâce, de sa mère,
Julienne Honorine Eyenga Ayissi, qui, en 1960, fut la première Miss Cameroun et
qui mena par la suite une carrière de mannequin et de danseuse. 1,85 m,
105-80-90 : les mensurations d’Imane, quadra aux allures de trentenaire, donnent
le tournis.
Son corps, il le façonne depuis qu’il s’est initié, vers l’âge de 10 ans, à la
danse, dans la troupe familiale Les Frères Ayissi (avec notamment Ayissi le Duc,
aujourd’hui chanteur-chorégraphe, et Chantal Ayissi, chanteuse). À la maison ils
sont neuf en comptant les demi-frères et les demi-sœurs. « Nous étions très
“famille”, très entourés, confie Imane. Mais quand je repense à mon enfance, je
revois plutôt l’emprisonnement de ma mère, opposante politique, à cause d’une
affaire montée de toutes pièces. Ce fut une déchirure. Elle n’a été libérée
qu’en 1984, innocentée, après plusieurs années passées derrière les barreaux. » |
Livrés à eux-mêmes, les enfants ont appris l’art de la débrouille et multiplié
les spectacles. Le baptême du feu ? Un gala, en 1986, au Palais des congrès de
Yaoundé, en présence de sept chefs d’État africains. C’est à cause de ce mélange
d’excitation et d’angoisse, de cette sensation d’abandon qui s’empare de lui
lorsqu’il s’offre au regard du public que l’artiste n’a toujours pas renoncé aux
feux des projecteurs. Bientôt intégré au ballet national du Cameroun, le jeune
Imane voit du pays. L’Afrique, bien sûr, mais aussi l’Italie, la France… Il
retourne dans l’Hexagone en 1991, aux côtés de Yannick Noah, alors en pleine
tournée avec son tube « Saga Africa ». « Quand on suit une vedette comme Noah,
toutes les portes sont ouvertes, sourit-il aujourd’hui, un brin amer. J’ai dansé
devant des milliers de personnes, à Bercy, sur des plateaux télé… C’était
irréel ! Et puis, un jour, les lumières s’éteignent brutalement. On comprend
qu’il va falloir voler de ses propres ailes. »
Les galères commencent. Galère pour prolonger son titre de séjour face à des
autorités trop zélées. Galère pour décrocher ses premiers contrats de mannequin,
lorsqu’il s’entend répondre à la porte des castings : « Non, on ne prend pas
de Noirs ! » Galère pour trouver de quoi vivoter. Mais Imane s’accroche. Le
brillant danseur fait des ménages ou la plonge dans des restaurants. « Dix
fois les agences de mannequinat m’ont fermé leur porte au nez, dix fois je suis
revenu. » Vient enfin le premier défilé important, pour Giovanni Benotti.
Les plus prestigieuses maisons de haute couture suivent le mouvement, ainsi que
quelques grandes marques. L’ancien paria s’affiche aux dos des magazines, en 4x3
sur des affiches publicitaires pour Gap, Motorola, Sony Ericsson, Gitanes…
Mais Imane ne promeut pas que les marques des autres. En 1992, il présente sa
première collection. Enfant, il a appris à manier le ciseau et l’aiguille,
imaginé des robes pour sa mère. Les choses deviennent sérieuses en 1996 : Pierre
Cardin lui prête son espace pour présenter ses créations. Le style Ayissi ? « Il
porte une attention particulière à la fluidité des vêtements, à la mise en
valeur du corps, souligne Esther Kamatari, l’une de ses amies mannequins – et
princesse burundaise en exil. Dans la communauté africaine, son aura est
incroyable. En 2006, après la mort d’adultes et d’enfants dans l’incendie de
plusieurs immeubles parisiens, il a conçu une collection en leur hommage : Le
printemps de Satan. Vêtements inspirés des rites vaudous, exploitation des
imprimés africains ou des nœuds traditionnels, le styliste s’appuie sur ses
racines. Mais il peste contre la mode du bling-bling sur son continent
d’origine : « Les gens veulent du Vuitton, du Chanel… Ils ne sont intéressés que
par ce qui brille. Il faudrait aussi acheter un peu les vêtements faits par les
Africains ! Les plus grands artistes, comme Picasso, se sont inspirés de nos
créations. Mais combien de peintres noirs sont aujourd’hui reconnus dans leurs
pays, combien d’architectes ? » |
Ce fils d’opposants n’est pas tendre pour les dirigeants du Cameroun, dont il
dénonce volontiers l’inertie et l’absence de considération pour le peuple. Il
raconte avec émotion ce jour de février 1998 où il a appris que deux de ses
frères étaient morts dans l’explosion de wagons-citernes à Yaoundé. « En
France, les lieux auraient été aussitôt évacués, et il n’y aurait pas eu des
centaines de victimes », estime-t-il.
Pourtant, Il retourne régulièrement dans son pays, où vit encore la moitié de sa
famille. Exigeant, il l’est aussi avec lui-même, s’imposant une discipline de
forçat. Toujours en mouvement, capable de passer la nuit sur une robe,
s’astreignant à des exercices physiques réguliers, il s’autorise peu de pauses.
Dans le conte dont il est le héros, Imane semble avoir attiré de force les
bonnes fées. Pour qu’elles se penchent sur son berceau. « Lors d’une séance de
dédicaces, je l’ai entendu dire à un jeune auteur : si tu veux que ça marche, tu
dois tout faire toi-même », se souvient Thierry Abiven, responsable de la maison
d’édition Les Portes du soleil. Et, en effet, une fois le livre écrit, il s’est
occupé des illustrations, a posé pour la couverture et s’est chargé de la
promotion. C’est lui-même qui apporte l’ouvrage au journaliste chargé d’écrire
son portrait, agrémenté d’un dossier de presse « à transmettre aux archives de Jeune Afrique.
Source : Jeune Afrique |