Le Cameroun colonial
Elles sont trois au centre de l’image : trois têtes posées sur le sol. Trois
têtes de jeunes hommes au visage tuméfié. Cette photo est l’un des rares
témoignages subsistant, aujourd’hui au Cameroun, de la répression impitoyable
menée par l’armée coloniale française contre l’Union des populations du Cameroun
(UPC) et son leader, Ruben Um Nyobè, abattu il y a tout juste cinquante ans, le
13 septembre 1958.
La guerre contre ce parti politique, qui réclamait l’indépendance, a duré près
de quinze ans et fait, selon les estimations, plusieurs dizaines de milliers de
morts, voire des centaines de milliers de victimes. Mais elle fait l’objet d’un
gros trou de mémoire en France et au sommet de l’Etat camerounais.
C’est en 1948, dans le milieu syndical de la cité portuaire de Douala, que l’UPC
a vu le jour. Le pays est alors coupé en deux : d’abord colonie allemande, il a
été placé en 1919 par la Société des Nations sous la tutelle française pour sa
partie orientale, et britannique pour sa partie occidentale. Rapidement, les
revendications de l’UPC - indépendance et réunification - deviennent extrêmement
populaires, en particulier dans l’ouest et le sud du pays, les pays bamiléké et
bassa, qui ont particulièrement souffert du système de prédation et du travail
forcé imposés par les Allemands, puis les Français. La personnalité
exceptionnelle de Ruben Um Nyobè, intellectuel intègre, humaniste et pacifiste,
joue beaucoup : «Mpodol»(«celui qui porte la parole des
siens», en langue bassa), comme le surnomment ses partisans, jouit d’une
formidable aura.
Pour plaider la cause nationaliste, Um Nyobè se rend à trois reprises au siège
de l’ONU à New York. Mais si les autorités françaises envisagent l’indépendance
du Cameroun, elles ne veulent pas confier les rênes du pouvoir à l’UPC. Elles
dispersent violemment ses manifestations et ses réunions et elles finissent par
l’interdire en juillet 1955. Les leaders du mouvement choisissent alors la
clandestinité ou l’exil. Acculée, l’aile radicale du parti décide de répondre à
la violence par la violence : elle prend le maquis dans le sud du pays, y
installe une administration parallèle, et se lance dans des actions de guérilla.
En retour, les autorités coloniales imposent un régime de terreur. Sous la
direction du haut-commissaire du Cameroun de l’époque, Pierre Messmer, elles
utilisent les méthodes alors en cours en Algérie : traqués, présentés comme des
«terroristes», les «upécistes» sont infiltrés, arrêtés, torturés, déportés,
assassinés, décapités. Des dizaines de villages sont rasés, d’autres bombardés
au napalm, leurs populations sont déplacées, regroupées dans des camps pour
couper les «maquisards» de leur soutien populaire. La répression cible en
particulier l’ethnie bassa, principal vivier de la rébellion.
«DES MACHETTES CONTRE DES ARMES AUTOMATIQUES»
Pierre Messmer, artisan des oeuvres françaises en 1960
«Il y avait un couvre-feu à partir de 20 heures. L’armée encerclait alors le
quartier et on entendait des coups de feu d’intimidation jusqu’au matin. Comme
les balles traversaient parfois les maisons, nous dormions sous nos lits»,
se souvient Raphaël, un habitant de Douala.«Tous
les matins, on trouvait des têtes coupées exposées sur les trottoirs : elles
étaient destinées à effrayer les gens et leur dire "ne rejoignez pas le maquis,
vous finirez comme eux"»,témoigne
la journaliste Henriette Ekwé, alors enfant. Dans le maquis aussi, la vie est
infernale :«C’était une guerre
asymétrique : nous n’avions que des machettes à opposer aux armes automatiques
de l’armée française. En forêt, où nous vivions, nous n’avions rien à manger»se souvient un ancien résistant.
En France, ces événements passent quasiment inaperçus : la presse est préoccupée
avant tout par la guerre d’Algérie. Surtout, très peu d’informations filtrent du
Cameroun, parce que«c’était une
guerre de professionnels»,sans
appelés du contingent, contrairement à l’Algérie, souligne l’historien français
Gabriel Périès. D’ailleurs, la France n’a officiellement jamais été en guerre au
Cameroun et le corps expéditionnaire y a été«envoyé
pratiquement dans une semi-clandestinité», ajoute Périès.
En 1958, le refuge d’Um Nyobè est découvert. Il est tué alors qu’il tente de
s’enfuir. Son corps, ensanglanté et défiguré, est enterré à la va-vite par les
autorités coloniales et recouvert d’une dalle de béton.
Le Cameroun accède finalement à l’indépendance en 1960. Mais il reste sous
l’étroit contrôle politique et économique de la France et du M. Afrique de De
Gaulle, Jacques Foccart, qui impose à sa tête le président Ahmadou Ahidjo. Ceux
qui dirigent ainsi l’Etat camerounais«n’ont
jamais combattu pour l’indépendance mais ont été contraints de l’accepter»souligne l’historien Emmanuel
Tchumtchoua, qui note que«l’indépendance
n’a pas mis fin à l’injustice et à la discrimination du régime colonial».L’UPC poursuit la lutte de libération
dans l’Ouest, en plein pays bamiléké, via sa branche armée, l’Armée de
libération nationale du Kamerun (ALNK). Ahidjo la combat sur le mode de la
politique de la terre brûlée et avec l’aide active de l’armée française, qui est
restée sur place jusqu’en 1964 pour former son homologue camerounaise. Les deux
Maurice, Delaunay et Robert - des proches de Foccart -, supervisent la
liquidation des maquis «upécistes» avec le chef des services camerounais, Jean
Fochivé.«Dans chaque village, il
y a eu de nombreux morts»,raconte
un journaliste originaire de l’Ouest, Denis Nkwebo, du quotidien privéle Jour.
«Seize membres de ma famille ont
été exécutés le même jour. On n’a jamais su ce qu’on leur reprochait.»Des bandes de pillards se mêlent aux
rebelles et sèment la confusion. Le village de Badenkop, siège de l’état-major
de l’ALNK, a été«complètement
vidé» de sa populationet
incendié. Comme plusieurs centaines de milliers d’autres, ses habitants ont été
parqués dans un camp pendant quatre ans.«Seules deux ou trois personnes
étaient autorisées à sortir chaque jour du camp»raconte un habitant.
C’est en 1971 que la guerre prend officiellement fin avec l’arrestation d’Ernest
Ouandié, dernier chef de l’UPC, exécuté sur la place publique de la ville de
Bafoussam. Mais les autorités continuent à entretenir un climat de terreur.«Jusqu’au début des années 90, on
ne pouvait pas prononcer le nom d’Um Nyobè et de l’UPC. Sinon, on
disparaissait»,explique Samuel
Mack-It, actuel président d’un parti héritier de l’UPC, non reconnu légalement.
La chape de plomb n’a été levée que très furtivement en 1991, avec
l’instauration d’un semblant de démocratie. Par calcul politique, le président
Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, «réhabilite» tout à la fois Ahmadou Ahidjo,
condamné à mort par contumace en 1984, Ruben Um Nyobè, Ernest Ouandié et un
autre responsable de l’UPC, Félix Moumié, mort empoisonné à Genève en
octobre 1960, apparemment par les services secrets français. Mais Biya veille
surtout à phagocyter ce qui reste de l’UPC.
«COMME SI LE PAYS N’AVAIT PAS D’HISTOIRE»
Aujourd’hui, la guerre qui a ensanglanté le Cameroun, tout comme le nom d’Um
Nyobè et de ses camarades, sont rarement évoqués. Il n’existe aucun monument
pour rappeler leur combat. Ils ne sont que brièvement mentionnés dans les
manuels d’histoire. Cette indifférence vis-à-vis des héros de l’indépendance
fait du Cameroun«un cas à part en
Afrique»,souligne
l’historien Tchumtchoua.«Il y a
en réalité deux mémoires en conflit : celle, idéalisée, de l’UPC, et celle que
veut fabriquer le pouvoir pour se maintenir. Selon cette dernière, les
"upécistes" n’étaient rien d’autres que des bandits.» Quant à ceux qui ont survécu à cette
période,«ils ont du mal à raconter, et ceux qui racontent un peu ne le font
pas avec sérénité. Les plaies sont encore béantes. Beaucoup sont encore
traumatisés et ont peur»,observe Henriette Ekwé.
Résultat, la jeunesse camerounaise ne sait pas grand-chose de ces années sombres
qui ont pourtant orienté la suite du parcours du pays.«C’est comme s’il n’y avait pas
d’histoire, or un pays sans histoire est comme une maison sans fondations», déplore un ancien résistant, qui,
comme les autres, vit aujourd’hui dans la misère.
«La période propice à l’émergence de notre conscience est en train d’arriver»,estime cependant Tchumtchoua.«Tout se dira alors. On aura certes
perdu des détails, mais l’histoire ne peut pas s’effacer. Il y a des mécanismes
pour garder le souvenir : des berceuses et des chants évoquent d’une manière
indirecte cette période.»Déjà,
une petite association composée d’anciens upécistes, de veuves et d’orphelins de
résistants, l’Association des vétérans du Cameroun (Asvecam), a vu le jour, en
2005 à Douala, pour«poser le
devoir de mémoire».«Nous
voulons faire comprendre aux jeunes qu’il y a eu des hommes de cœur, des
altruistes qui se sont mis au service de leur pays sans attendre de manière
immédiate une récompense ou une compensation»,explique un de ses membres.
Mais pour que les jeunes puissent se référer à ces figures,«il faut faire leur deuil, ce qui
n’a jamais été fait : on ne les a pas enterrées, ni pleurées comme il le fallait,
rappelle Tchumtchoua.Um Nyobè et
Ouandié n’ont pas été inhumés selon les rituels traditionnels. Au contraire, on
s’est acharné sur leurs cadavres, et en procédant ainsi, on leur a dénié le
titre d’ancêtres. Ceux qui l’ont fait savaient ce qu’ils faisaient.»
Rien ne se fera probablement sous le régime Biya, qui n’est que«le prolongement du régime
néocolonial d’Ahidjo», souligne Henriette Ekwé.«D’autant que des
responsables actuels de l’armée ou de la police ont été de grands tueurs dans
les années 60.» Ce n’est
probablement pas non plus le pouvoir actuel qui demandera à la France de«reconnaître les massacres qu’elle
a commis au Cameroun», déplore le président de l’Asvecam, Mathieu Njassep,
ancien secrétaire d’Ernest Ouandié. Pourtant,«les responsabilités doivent être
établies»,plaide-t-il. Nous reconnaissons, nous, que
certains de nos camarades ont fait des choses qui n’étaient pas correctes.
Chaque partie doit assumer sa part de responsabilité.» Mais en France le black-out est
total. «C’est incalculable le
nombre de fois où nous nous sommes vus répondre, que ce soit par des personnes
qui ont travaillé du côté de l’armée française, des services de renseignements
ou des responsables politiques : "Mais il ne s’est rien passé au Cameroun !"
Comme s’il y avait un pacte qui dit qu’il ne faut rien raconter. C’est assez
troublant»,témoigne Gaëlle
Le Roy, auteure, avec Valérie Osouf, du documentaire
Autopsie d’une indépendance
(2008). Aucun militaire français
présent dans le pays entre 1955 et 1964 n’a accepté de témoigner.
«Le fait qu’on ait utilisé des armes interdites comme le napalm explique aussi
ce grand silence»renchérit Gabriel Périès. François
Gèze, le directeur des éditions de la Découverte, prépare avec trois
jeunes historiens, français et camerounais, un ouvrage sur la question qui
complétera les rares écrits des historiens Richard Joseph et Achille Mbembe ou
de l’écrivain Mongo Beti :«C’est
une guerre secrète à tous les égards : elle n’est absolument pas documentée sur
le plan historique.»Pourtant,«cette
guerre "qui n’a jamais eu lieu" est dans les archives,
souligne Périès.Mais si on ouvre
réellement celles-ci, il y aura un problème : la destruction totale ou partielle
d’un groupe social, d’une race ou d’un groupe ethnique[les
Bassas et les Bamilékés, ndlr]est
considérée comme un génocide et c’est un crime imprescriptible…» Peu de chance,
donc, qu’elles soient rendues accessibles tant que certains acteurs impliqués
sont en vie.
Source :
Libération
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