Le Docteur James Mouangue
Le 18 décembre 2008, le Ministre
de l’Enseignement Supérieur a publié une liste additive d’admis au concours
d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Maroua. L’on devrait parler de « la »
liste additive, car la liste additive du 18 décembre 2008 n’est pas une liste
additive banale. Elle répond à une demande sociale insistante et assortie de
manifestations et de projets de manifestations de plus en plus inquiétantes des
élites et élus des trois régions septentrionales du Cameroun, souvent désignées
comme le Grand Nord. La publication de cette liste était aussi la condition
posée par les élites et élus du septentrion pour mettre fin à leurs
manifestations.
Cette publication a donné satisfaction aux élites des régions concernées qui
exigeaient 1420 places supplémentaires représentant un quota de 60% des places
pour les candidats originaires de cette partie du pays, alors que 760 places
leur avaient été accordées sur les 2254 initialement attribuées. Avec 4855
candidats de plus, dont la quasi-totalité des candidats du Grand Nord, la
publication de la liste additive apparaît comme une réponse qui extrapole les
demandes des élites du Grand Nord visant à corriger les injustices historiques
dont ces régions sont victimes sur le terrain de la mise en œuvre du droit à
l’éducation. Mieux qu’une réponse à un « chantage » (a-t-on jamais vu la victime
d’un chantage offrir plus qu’il n’a été demandé ?), il s’agit assurément d’une
réponse politique à la demande sociale légitimement exprimée par les élites et
élus du Grand Nord depuis quelque deux semaines, à la suite de la publication
des résultats de concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Maroua.
Dès que ce problème a été soulevé, nombre de camerounais et d’observateurs se
sont interrogés sur la pertinence de la demande de réviser le nombre d’admis
originaires des régions septentrionales. Mais sitôt que l’on a eu connaissance
des prescriptions du président de la République pour y répondre, les critiques
se sont substituées aux interrogations. La demande sociale des élites et élus du
grand Nord a été disqualifiée par certains comme : relevant du « chantage » ; à
classer dans le répertoire des « pressions les plus sombres » ou comme
correspondant à une entreprise de « maquillage et [de] tripatouillage pour
contourner la démocratie ». Quant à la réponse qui y a été donnée par le
pouvoir, saluée par quelques certains, elle est dénoncée ici et là comme
constitutive : de l’« institutionnalisation de la médiocrité et [d]’éclatement
de la République » ; du piétinement du mérite, voire d’« un dangereux
précédent » susceptible d’inspirer les élites d’autres régions du pays. D’autres
se veulent subtils ou équilibristes, en soutenant que le problème soulevé par
les élites du « Grand Nord » est légitime, mais la réponse mauvaise. Des
arguments juridiques sont mêmes convoqués : la violation alléguée de l’objectif
d’excellence qui doit guider l’enseignement supérieur en vertu de la Loi
d’orientation de l’Enseignement supérieur du 16 avril 2001 (article 6) et la
violation du principe d’égal accès à l’enseignement supérieur prévu à l’article
11 du même texte.
Le ton des prises de position
témoigne de la passion et de l’émotion avec lesquels la question du droit de
participation des communautés qui constituent le substrat humain de l’Etat à la
vie nationale est généralement abordée. Ce n’est pas le propre du Cameroun. Le
Rapport Veil sur la diversité qui a récemment été remis au Président de la
République française, souligne pertinemment que « la concorde n’est pas à portée
de la main. Les points de vue et les perceptions des uns et des autres sont trop
écartés, trop incompatibles et souvent trop lestés d'une forte charge
passionnelle »[1].
L’on essaiera de se ternir à
l’écart des passions pour constater sereinement qu’au-delà des dividendes
politiques que les élites réclamantes et le pouvoir peuvent tirer de cette
revendication, et au-delà des stratégies de communication qui ont probablement
pesé pour leur part dans la détermination du chiffre final de candidats retenus
à l’issue de la délibération spéciale prescrite par le président de la
République, aussi bien le problème soulevé par les élites et élus du Grand Nord
que la réponse institutionnelle qui leur a été réservée sont conformes au droit
interne du Cameroun et au droit international. Il s’agit en effet d’une saine
application des textes et instruments régissant le droit à l’éducation et d’une
mise en œuvre efficace de la protection des minorités nationales et des groupes
vulnérables.
C’est en premier lieu
le droit à l’éducation qui est au cœur
de la revendication des élites du Grand Nord. Ces élites ont fait le constat de
la désertion des postes, depuis plusieurs décennies, par les enseignants non
originaires de cette région. Cette désertion a pour effet une proportion
dramatique d’établissements de formations ne comptant qu’un ou deux enseignants,
voire aucun enseignant. Ces faits prennent un relief particulier lorsqu’ils sont
lus avec les statistiques révélés par le ministre de l’Enseignement supérieur.
Ce dernier a en effet mis en lumière le gap qui existe entre le potentiel de
formateurs disponibles dans les trois régions et ce qui en était tiré, en
relavant qu’ « en dix (10) ans, entre 1998
et 2008, le Grand Nord a présenté seulement 2000 candidats pour les différents
concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Yaoundé, alors qu’en une seule
édition, l’Ecole normale supérieure en gestation de Maroua a reçu 4000
postulants issus de ces trois régions ».
C’est dire qu’en plus du
problème de l’abandon de poste par des enseignants originaires des régions
méridionales, les candidats du Grand Nord à la fonction d’enseignant ont
souffert de l’éloignement du lieu de formation des formateurs. De sorte que le
droit à l’éducation que « l’Etat garantit à tous les citoyens de l’un et l’autre
sexes » au même titre que les autres droits et libertés énumérés au préambule de
la Constitution était largement nominal ou formel pour les filles et fils de ces
régions. Les élites des régions concernées étaient par conséquent fondées à
demander, voire à exiger que le droit à l’éducation, qui est peu ou prou réel
pour les habitants des sept autres régions du pays, devienne aussi une réalité
tangible pour les trois régions dites du « Grand Nord ».
Sous l’angle juridique, le droit
à l’éducation est consacré par le 18ème tiret du préambule de la
Constitution camerounaise du 18 janvier 1996 aux termes duquel « l’Etat assure à
l’enfant le droit à l’instruction. […] L’organisation et le contrôle de
l’enseignement à tous les degrés sont des devoirs impérieux de l’Etat. » Le
droit à l’éducation se trouve également consacré par divers instruments
internationaux des droits de l’homme incorporés au préambule de la Constitution,
à l’instar de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, dont
l’alinéa 1 de l’article 17 stipule sans ambiguïté que
«toute personne a droit à
l'éducation ». L’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme,
est encore plus explicite : « toute personne a droit à l’éducation. […]
L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ». L’article 13
du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,
souligne spécifiquement que « l’enseignement secondaire, sous ses différentes
formes, y compris l’enseignement secondaire technique et professionnel, doit être généralisé et rendu accessible à tous
par tous les moyens appropriés […] ». Il s’en déduit que la formation à l’ENS de Maroua visant à
procurer des professeurs aux établissements de l’enseignement secondaire,
tout moyen visant à atteindre cet objectif
est légal et légitime, au vu de la situation spécifique des régions
concernées qui ne fait l’objet d’aucune contestation.
Ensemble les revendications des
élites du Grand Nord et la réponse institutionnelle qui leur a été réservées
sont par conséquent légaux et légitimes, sous l’angle du droit à l’éducation
consacré en tant que droit fondamental en droit constitutionnel camerounais et
en droit international des droits de l’homme. L’on verra à présent que ces
revendications et la réponse qui leur a été réservée sont également conformes à
la partie du droit interne et du droit international des droits de l’homme
relatif à la protection des minorités et des groupes vulnérables.
Le propos peut paraître
incongru, voire saugrenu. Quoi donc, le complexe ethnique du « Grand Nord » -
dont l’on sait par ailleurs qu’il masque d’importants clivages internes -
serait-il une minorité alors qu’il compte parmi les trois grand complexes
ethniques du Cameroun ? La réponse est pourtant affirmative. Des grands groupes
ou des groupes majoritaires peuvent en effet être socialement et économiquement
ou politiquement désavantagés, ce qui en fait des groupes ‘minorisés’[2].
Dès lors, sous l’angle de la sociologie de la représentation, et en dépit du
fait qu’elles constituent des composantes des grands « complexes ethniques » du
Cameroun du point de vue numérique, les communautés composant les trois Régions
septentrionales du Cameroun peuvent être considérées comme « minorisées »
c'est-à-dire vulnérables. Elles sont de ce fait éligibles aux protections
comparables à celles des minorités, en raison de leur fragilité, résultat des
retards enregistrés dans la scolarisation de ces parties du pays.
De ce fait, elles sont
naturellement éligibles à la protection des minorités prévue dès le deuxième
tiret du préambule de la Constitution du 18 janvier 1996. Il ne s’agit pas d’une
option arbitrairement choisie par le Cameroun, car la protection des minorités
ainsi consacrée n’est que la mise en œuvre "des nouveaux droits que notre
époque appelle", selon la belle formule de Nicolas Sarkozy. C’est tellement vrai
que dès 1992, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies a adopté
la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales
ou ethniques, religieuses et linguistiques. L’alinéa 5 de l’article 4 de cet
instrument fondateur engage les Etats à « envisager
des mesures appropriées pour que les personnes appartenant à des minorités
puissent participer pleinement au progrès et au développement économiques de
leur pays ». Plus récemment, la Charte africaine de la démocratie, des
élections et de la gouvernance adoptée le 31 janvier 2007 oblige les Etats
membres de l’Union africaine à adopter « des
mesures législatives et administratives pour garantir les droits des femmes, des
minorités ethniques, des migrants et des personnes vivant avec un handicap, des
réfugiés et des personnes déplacées et de tout autre groupe social, marginalisé
et vulnérable ». Du point de vue de la scolarisation, les trois régions
septentrionales sont indubitablement des communautés minorisées, marginalisées
et vulnérables. A ce titre, elles sont éligibles à toutes les mesures prescrites
en vue de la protection des minorités.
En réponse à ceux qui hurlent à la discrimination ou à la violation du principe
d’égalité ou à l’institutionnalisation des discriminations, l’alinéa 3 de
l’article 8 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des personnes
appartenant à des minorités pose clairement que « les
mesures prises par les Etats afin de garantir la jouissance effective des droits
énoncés par la présente Déclaration ne doivent pas a priori être considérées
comme contraires au principe de l’égalité contenu dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme. » Dans le domaine spécifique de
l’éducation, la Convention de l’UNESCO en matière d’enseignement de 1961 précise
en son article 2 que des mesures de discrimination positive «
ne sont pas considérées comme constituant
des discriminations ». A plusieurs reprises, la jurisprudence du Comité des
droits de l’homme des Nations Unies a aussi indiqué que la jouissance des droits
et des libertés dans des conditions d’égalité n’implique pas, dans tous les cas,
un traitement identique.
En réalité, les mesures
dérogatoires qu’un Etat peut être amené à prendre afin de protéger les droits
des minorités sont analysées comme un moyen de concrétiser le principe
d’égalité, c'est-à-dire une manière d’approfondir l’égalité, en passant de
l’égalité abstraite à l’égalité réelle. C’est en ce sens que, dès 1935, la Cour
permanente de justice internationale a précisé que « l’égalité en droit exclut toute discrimination : l’égalité en fait peut, en
revanche, rendre nécessaire des traitements différents en vue d’arriver à un
résultat qui établisse l’équilibre entre des situations différentes. On peut
facilement imaginer des cas dans lesquels un traitement égal de la majorité et
de la minorité, dont la condition et les besoins sont différents, aboutirait à
une égalité de fait […]
L’égalité entre majoritaires et
minoritaires doit être une égalité effective, réelle. »[3]
La politique des quotas, qui se
fonde sur des critères explicitement ethniques ou raciaux, fait partie des
mesures généralement appliquées par les gouvernants de par le monde pour donner
effet au droit à l’égalité et au droit de participation des communautés et
entités qui composent les Etats à tous les aspects de la vie nationale. Les
quotas sont finalement utilisés pour… diminuer le sentiment d’appartenance
ethnique à long terme en gommant les inégalités réelles. Il s’agit de mesures
énergiques qui viennent pallier l’échec des mesures plus tièdes telles que
l’ « équilibre régional » bien connu des Camerounais ou la difficulté pratique
de mettre en œuvre des encouragements spécifiques aux enseignants affectés dans
les zones difficiles, dans le cas spécifique de la mise en œuvre du droit à
l’éducation pour tous les Camerounais. Ces mesures peuvent à première vue
paraître choquantes, il faut en convenir. Mais comme l’observe pertinemment
Ronald Dworkin, si « des critères explicitement liés à la race sont déplaisants
[…] c’est certainement parce que les réalités sociales que combattent ces
programmes sont plus déplaisantes encore »[4].
De même, l’on admettra avec John Rawls que l’inégalité est acceptable si elle
améliore la situation d’ensemble du groupe le moins favorisé.
Dans ce contexte, qualifier la
première promotion de l’ENS de Maroua de « promotion de pacotille » ou de
« candidats non méritants » est une forme d’oppression particulièrement cynique.
Ces épithètes visent à stigmatiser les bénéficiaires de la mesure présidentielle
et à donner aux groupes et personnes auxquels elles sont destinées l'image de
leur propre infériorité, ce qui condamnerait leurs membres à subir la torture
d'une mauvaise estime de soi. Cette auto-dépréciation devient alors l'une des
armes les plus efficaces de leur propre oppression. N’oublions pas
qu'historiquement, les Noirs et les indigènes colonisés ont été victimes de
telles politiques de la part des Européens[5].
L’accès aux différents cycles de
l’ENS étant conditionné par l’obtention de certains diplômes et la sortie devant
être sanctionnée par un examen exigeant, en quoi un candidat titulaire du
diplôme requis pour accéder à une grande école, et qui y est effectivement admis
doit-il se considérer comme médiocre ? D’autant qu’il s’agit d’un concours sur
titre ? Pour s’en tenir à quelques exemples, peut-on sérieusement prétendre que
les Etats-Unis d’Amérique, la Chine, l’Afrique du Sud ou le Bénin qui pratiquent
la protection des minorités à travers la politique des quotas sont des hauts
lieux de médiocrité ?
Les critiques formulées contre
les revendications des élites du Grand Nord et contre la réponse qui leur a été
donnée n’ont pas l’ombre d’une justification. L’augmentation du nombre de places
des candidats des régions septentrionales du pays améliorera à long terme la
formation secondaire des filles et fils de ces régions et réduira à long terme
le sentiment de frustration et d’injustice dans ces communautés. En permettant à
une plus grande proportion des fils de ces régions de s’épanouir et de
participer plus efficacement à la vie nationale par la mise en œuvre effective
du droit à l’éducation, le développement du pays tout entier s’en trouvera
accéléré. Il y va donc du développement équitable de l'ensemble du pays, mais
aussi de la paix sociale et de la préservation de l'intégrité du territoire
national.
La démocratie n’en est point
affectée, la République non plus. L’alinéa 3 de l’article 8 de la Charte
africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance souligne en effet
que loin de contrarier la démocratie, le respect de la diversité ethnique,
culturelle et religieuse contribue au
renforcement de la démocratie. Pour ce qui est de la préservation de la
République, en pastichant Luc Sindjoun, l’on retiendra que dans une société
multiculturelle, c’est seulement si des droits fondamentaux comme l’accès à
l’éducation sont constamment déniés aux minorités que celles-ci se sentiront
exclues, victimes de discrimination et cesseront de manifester leur allégeance à
l’Etat[6].
James MOUANGUE KOBILA
Docteur en Droit Public
Expert en Droits de l’homme auprès de l’Université des Nations Unies
Enseignant à l’Université de Douala
Courriel :
mouangue2001@yahoo.fr
[1]
Voir Comité de réflexion sur le préambule de la Constitution, Rapport au
Président de la République décembre 2008, p. 141.
[2]
José Woehrling, « Les trois dimensions de la protection des minorités en droit
constitutionnel comparé », Les journées mexicaines de l’association Henri
Capitant (2002), Les minorités,
Revue de Droit, Université Sherbrooke
(R.D.U.S.), 2003, p. 96.
[3]
Voir Cour Permanente de Justice Internationale, affaire des
Ecoles minoritaires albanaises, arrêt
du 6 avril 1935, Rec., Série A/B, n°
64, p. 19.
[4]
Voir Ronald Dworkin, Une question de
principe, Puf, coll. « Recherches politiques »,
1996, éd. originale en 1985, p. 370.
[5]
Cf. Charles Taylor, Multiculturalisme,
différence et démocratie (trad. de
Multiculturalism and the « Politics of Recognition, Princeton, 1992)
Champs/Flammarion, 1994, pp. 41-42.
[6]
Voir Luc Sindjoun, « La démocratie plurale est-t-elle soluble dans le pluralisme
culturel ? Eléments pour une discussion politiste de la démocratie dans les
sociétés plurales », in : Organisation
internationale de la Francophonie/The Commonwealth,
Démocraties et Sociétés plurielles,
Séminaire conjoint Francophonie – Commonwealth, Yaoundé 24-26 janvier 2000, p.
25.
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